- N'y a-t-il donc personne pour défendre la famille du Messager de Dieu? N'y a-t-il pas un monothéiste qui craint Dieu pour ce qui nous arrive? N'y a-t-il personne qui nous vienne en aide par amour de Dieu?
L'Imam al-Hussein était seul. Tout seul, sans personne pour l'aider, sans personne pour le défendre. En face, il y avait une armée forte de près de cinq mille hommes, assoiffés de son sang.
Il était assis sur le sable, près de la tombe d'Abdallah. Il écoutait le roulement des tambours de guerre, et les cris poussés par les hommes de Yazid:
- N'y a-t-il personne pour venir nous combattre?
L'Imam al-Hussein se demandait
s'ils s'attendaient vraiment à ce qu'il reste encore quelqu'un pour les
combattre, ou s'ils ne poussaient leur clameur que pour se moquer de lui. Ne
savaient-ils pas que tous ses courageux amis, ses Chïtes fidèles, avaient tous
versé leur sang pour le défendre? Ignoraient-ils qu'ils avaient massacré tous
ses proches, ses fraiser, ses cousins, ses neveux, ses fils ?
Il ne restait plus maintenant, avec l'Imam al-Hussein, que les femmes et les
enfants. Et aussi Ali Zayn Abidine, cloué au lit depuis plusieurs jours par une
fièvre dévorante, trop faible même pour lever seulement la tête...
Le soleil déclinait sur la plaine de Karbala. Les ombres s'allongeaient sur le
sol. Les cris des hordes omayyades devinrent plus vociférants, les appels au
combat se firent plus pressants.
Quelques soldats, plus impatients que d'autres,
s'approchèrent:
- Hé al-Hussein ! Où sont donc passés tes soldats qui semblaient si pressés de
mourir pour toi ? Où sont donc tes parents, tes frères, tes cousins, qui avaient
juré de te protéger et d'empêcher quiconque d'élever la voix contre toi?
L'Imam al-Hussein se leva. Il marcha jusqu'au milieu du campement, et il appela
les femmes de la
Famille du Prophète:
- Zaynab et Kolsoum, mes sœurs, Layla, Rabab, et vous mes filles,
Rokayya, Soukeina ! Et toi aussi Fizza, ma nourrice ! Venez toutes. L'heure de
nous dire adieu a sonné !
Toutes elles accoururent à son appel. Toutes elles se pressèrent autour de lui.
Zaynab prit la parole:
- Mon frère, est-ce bien vrai que tu vas partir pour ton dernier voyage ? Que
nous ne te reverrons plus vivant ? Vas-tu partir en nous laissant seules, à la
merci de ces brutes sauvages ?
- Oui Zaynab ! Le moment est arrivé, en vue duquel notre mère t'a préparée depuis
ta plus tendre enfance. Je suis bien triste de vous laisser, car je sais que vos
souffrances ne vont pas prendre fin aujourd'hui, mais commencer!
- O mon frère bien aimé ! Quand tu seras au Paradis, tout à l'heure, je te
supplie de parler à notre grand-père en notre faveur ! Demande-lui d'intercéder
pour que nous venions vite vous rejoindre, et pour que nous soyons épargnés les
outrages et les ignominies qui nous attendent en ce monde!
- Zaynab, si tu quittais ce monde si vite, qui donc s'acquitterait de la mission
que tu dois remplir? Qui mènerait à son terme la tâche que je laisse inachevée ?
Zaynab je te confie mes orphelins et mes veuves, et ceux et celles de mes
courageux compagnons. C'est maintenant à toi, Zaynab de les diriger, de veiller
sur eux, de prendre soin d'eux et de les consoler. Je mourrai en paix si tu me
promets, Zaynab, d'être pour eux tous ce qu'étaient tous ceux qu'ils ont perdus
aujourd'hui!
L'Imam al-Hussein regarda longuement sa sœur Zaynab, et il reprit:
- Zaynab, je te recommande particulièrement de veiller sur mon fils Ali Zayn
Abidine; que la maladie a conduit à deux doigts de la mort. C'est lui mon
Successeur. Il te faut coûte que coûte le protéger. Je te recommande aussi
Soukeina ma petite fille, qui ne m'a jamais quitté, pas même un seul jour.
Console-la du mieux que tu le pourras. Je me souviens de quelle manière elle a
demandé à son oncle Abbas de rapporter de l'eau ; mais depuis sa mort elle n'a
pas soufflé un mot. Quand vous recevrez à boire, après ma mort, donne-lui à
boire à elle en premier.
Chacun des mots que prononçait l'Imam al-Hussein pénétrait dans le cœur meurtri
de sa sœur. Zaynab était incapable de répondre. Tout ce qu'elle pouvait faire
était de hocher la tête pour montrer qu'elle avait bien compris, et qu'elle
ferait son devoir.
- Zaynab, les hommes de Yazid vont vous prendre comme prisonniers. Peut-être
arracheront ils les voiles des femmes. Peut-être vous exhiberont-ils dans les
rues de Koufa et de Damas. Peut-être vous attacheront-ils ou vous chargeront-ils
de chaînes.
Peut-être même iront-ils jusqu'à vous frapper et vous torturer, vous les femmes
et les enfants de la Maison du Prophète!
C'est une longue période de dures
épreuves qui commence pour vous tous, Zaynab. Je te demande de ne jamais perdre
patience, de ne jamais perdre espoir. Zaynab, c'est à toi, à toi seule, qu'il
reviendra de redonner courage aux enfants et aux femmes, et de leur demander
sans cesse de prier Dieu de les aider à tout supporter. N'oublie jamais, Zaynab,
que nous, Gens de la Maison du Prophète, nous devons toujours rester fermes à
l'heure des épreuves, sans même jamais maudire nos bourreaux !
Quand l'Imam al-Hussein eut fini dé parler, Zaynab le regarda à travers ses
larmes et dit, d'une voix douce:
- Hussein, mon frère, je te promets de faire exactement tout ce que tu m'as
commandé. Mon frère, prie pour moi, que Dieu me donne la force et la patience
dont j'aurai besoin. Avec le secours de Dieu Tout Puissant, j'assumerai toutes
les responsabilités qui m'incombent désormais, et je montrerai à tous que je
suis Zaynab, la sœur d'al-Hussein, la fille d'Ali et Fatima, la petite-fille de
l'Envoyé de Dieu !
L'Imam al-Hussein embrassa longuement sa sœur, puis il se tourna vers la fidèle
Fizza, sa nourrice, qui l'aimait comme son propre fils. Elle avait promis à
Fatima, la mère de l'Imam al-Hussein, de veiller sur lui, de ne jamais le
quitter. Et malgré son grand âge, pour tenir sa promesse, elle n'avait pas
hésité à se lancer dans ce long et périlleux voyage, malgré tous les efforts de
l'Imam pour l'en dissuader.
L'Imam al-Hussein entra sous la tente où gisait, toujours inconscient, son fils
Ali Zayn Abidine. Il lui toucha l'épaule, en disant:
- Mon fils, je viens te dire adieu. Lève-toi, et embrasse-moi pour la dernière
fois.
Ali Zayn Abidine s'éveilla de sa torpeur. Il ouvrit les yeux, vit son père
qu'il eut du mal à reconnaître tant ses traits accusaient les épreuves de la
journée. Avec un effort surhumain il réussit à s'asseoir sur son lit.
- Mon Dieu ! Qu'ont donc fait- les ennemis à mon père, pour qu'il en soit si
affecté ? Père, où est mon oncle Abbas, où est mon frère Akbar ? Où sont mes
cousins Qasim, et Aoun et Mohammad ? Comment est-il possible que tu sois dans un
tel état si un seul d'entre eux est encore vivant pour te protéger ?
- Mon fils, tous ont goutté le Martyre en me défendant ainsi que la cause de
l'Islam. Il ne reste plus aucun homme dans le camp, à part toi et moi. C'est
maintenant mon tour d'aller combattre et de mourir les armes à la main. Je suis
venu te dire adieu.
A ces mots, Ali Zayn Abidine se mit debout, et dit en chancelant:
- Père ! Tant que je serai en vie tu ne peux être tué! Je demande ton
autorisation d'aller au combat comme ont fait tous les autres avant moi!
Mais il était brûlant de fièvre. Il ne put rester debout, ses jambes ne le
portaient pas...
- Mon fils, répondit l'Imam al-Hussein, je t'ordonne, en tant que ton père et
ton Imam, de rester dans ce lit. Ton devoir est d'accompagner tes tantes, ta
mère et tes sœurs, et les autres femmes en captivité. Ton devoir est de marcher
dans les rues de Koufa et de Damas les mains et les pieds chargés de chaînes.
Ton devoir est de supporter les insultes à la Cour de Yazid, et de subir tout
cela avec fermeté d'âme et patience.
Ton devoir est de montrer à tous, à Yazid
comme aux Musulmans, aux vivants et aux générations futures, que nous, Gens de
la Maison du Prophète, nous pouvons supporter toutes les épreuves et toutes les
peines avec une Foi indéfectible en Dieu et en notre Cause. Ton devoir, mon
fils, est de prouver à tous, en tous lieux et à toutes les époques, que le
véritable combat, le véritable Jihad, est de montrer sa Foi quand sonne l'heure
des épreuves, quand on rencontre les pires difficultés, les plus éprouvantes
situations. Ce que tu vas souffrir, mon fils, est mille fois pire que la mort,
car la mort apporte le soulagement. Mais toi, mon fils, tu devras vivre des
années et des années, avec le souvenir des plus cruelles des souffrances!
L'Imam al-Hussein serra son fils contre son cœur. Le père et le fils se
séparèrent pour toujours. Ali Zayn Abidine, accablé de chagrin autant que par sa
maladie, s'effondra inconscient. La Miséricorde de Dieu lui épargna d'assister
au départ de son père.