L'ordre arriva enfin de conduire les captifs au
palais. Quand ils parurent devant lui, Yazid ne put croire que c'était là la
Famille du Prophète. Quoi, ces gens hagards, décharnés, presque des fantômes...
Ces squelettes en haillons recouverts de poussière, saignant par endroits des
dernières blessures infligées par les chutes ou les coups de fouet... Ces
spectres enchaînés, affamés, épuisés...
- Omar fils de Saad! Tu t'es moqué de moi! Ce ne sont pas là les sœurs et les
filles d'al-Hussein... Où as-tu acheté ceux-ci, et où as-tu caché les autres?
Yazid était ivre. Il était assis sur un trône élevé. A ses pieds, dans un plat
d'or massif, il avait fait placer la tête du petit-fils du Prophète. A la main,
il tenait une coupe de vin qu'un échanson remplissait avant qu'elle soit vide.
Yazid écumait de rage, les yeux injectés de sang. Omar fils de Saad se jeta à
ses pieds.
- Aie pitié de moi, Commandeur des Croyants! Ton humble esclave a agi
exactement selon tes ordres.
Ceux qui sont devant toi sont bien Zaynab et Kolsoum, les sœurs d'al-Hussein,
Layla et Rabab ses veuves, Soukeina et Rokayya ses filles, et les autres
sont les parentes et les orphelins de ses proches et de ses Chïtes. Et devant
toi j'ai amené aussi Ali Zayn Abidine, le fils d'al-Hussein.
Yazid regardait les captifs. Il ne pouvait dévisager les femmes qui, toutes,
cachaient leur visage derrière leurs cheveux. L'une d'elles semblait en outre se
cacher derrière une très vieille femme. Yazid la désigna du doigt:
- Celle-là là-bas qui se cache! Qui est-ce?
- Majesté, c'est Zaynab, répondit Omar, qui s'était relevé. C'est la fille
d'Ali et de Fatima. La vieille qui la cache s'appelle Fizza. Elle se glorifie de
se nommer elle-même l'esclave de Fatima et de Zaynab!
Yazid éructa:
- Je ne permets à personne de cacher mes prisonniers à ma vue. Chamir! Fais
dégager la vieille, que je puisse contempler à loisir la fille de Fatima!
Chamir approcha, le fouet levé. Fizza, avisant les esclaves abyssins qui se
tenaient, sabre au poing, derrière le trône du Calife, les interpella:
- O mes frères! Qu'est il advenu de votre sens de la fraternité et de votre
honneur? Laisserez-vous molester devant vous, sans réagir, une vieille dame de
votre peuple, une princesse de votre pays, alors que chacun de vous tient une
arme à la main?
A ces mots de Fizza, plusieurs esclaves firent un pas en avant. L'un d'eux
s'adressa à Yazid:
- Commandeur des Croyants! Dis à cet homme de ne pas lever son fouet sur notre
princesse. Sinon le sang va couler à flots dans ton palais! Il avait beau être
ivre, Yazid se rendit compte que l'homme parlait sérieusement. Ses esclaves se
révoltaient! Le couard déguisé en prince paniqua.
Il répondit, avec un large
sourire:
- Mes fidèles serviteurs! Je suis fier de voir à quel point vous avez su
conserver le sens de l'honneur. Je vous promets que personne ne maltraitera
votre compatriote.
Yazid calma son angoisse en avalant encore un peu plus de vin. Il tremblait de fureur. Comment laver l'affront qu'il venait de subir publiquement? Autour de lui, près de mille courtisans et ambassadeurs étaient rassemblés. Tous avaient été témoins de son humiliation. Dans la main qui ne tenait pas la coupe de vin, il avait une canne, ornée d'un pommeau en or. Il s'en servit pour frapper les lèvres de l'Imam al-Hussein.
Il ricana:
- Ah, les jolies lèvres qu'a embrassées Mohammad! Comme mes ancêtres seraient
heureux de contempler ce spectacle! Tous mes valeureux ancêtres qu'a tués
Mohammad, de Badr jusqu'à Honayn! Leurs âmes doivent être contentes aujourd'hui
en voyant que moi, Yazid, je les ai vengés en détruisant la famille de leur
ennemi!
Les captifs restaient silencieux. Ni Zaynab, ni Ali Zayn Abidine ne voulurent s'abaisser à donner la réplique à l'ivrogne. Mais l'ambassadeur d'un pays étranger, écœuré, révolté par tant d'ignominie, se leva.
Il s'appelait
Abdoul-Wahab:
- O roi ! J'aimerais savoir qui était l'homme dont la tête est à tes pieds, et
quels crimes impardonnables il a commis pour que tu traites ainsi sa dépouille
et sa famille, même après sa mort!
- Ce sont les gens de la Famille du Prophète de l'Islam! Ils ont osé défier mon
autorité. Ces femmes et ces; enfants sont mes esclaves, et je vais leur faire
subir un traitement que personne encore n'a jamais fait subir à un être humain.
Ainsi, plus personne n'osera plus jamais lever le petit doigt contre moi!
Abdoul-Wahab était un homme instruit. Il avait aussi beaucoup étudié la vie et
les Enseignements du Saint Prophète et de ses Descendants. Il réfléchit un
moment. Pleinement conscient de ce que lui vaudrait ce qu'il allait dire, il
laissa de côté toute diplomatie:
- O roi! Tu as commis le plus odieux des crimes contre ta Religion et contre
l'humanité. Tu as massacré de la façon ta plus odieuse la Famille de ton propre
Prophète, des gens qui étaient pieux et qui vivaient saintement! Tu traites
leurs survivants plus brutalement que tu ne traiterais des animaux! Les gens de
mon peuple me montrent du respect pour la seule raison que je suis le descendant
de l'un de leurs Prophètes. Mais toi, tu es tombé dans la plus basse abjection!
Se tournant alors dans la direction d'Ali Zayn Abidine, Abdoul-Wahab
poursuivit:
- Ali fils d'al-Hussein, ce que j'ai vu et entendu aujourd'hui m'a convaincu que
ton père était la plus noble âme sur toute la surface de la terre, et le plus
courageux des hommes pour avoir ainsi combattu l'injustice, la tyrannie et
l'oppression. Je déclare ma Foi dans la Religion de ton père, cette Religion
pour la défense de laquelle il a versé son sang. Je te choisis comme témoin de
ma profession de Foi!
Un flot d'injures sortit de la bouche de Yazid. Il ordonna que l'on arrête
l'ambassadeur et qu'on l'exécute séance tenante. Un silence pesant régnait
maintenant. Tous les témoins étaient restés muets d'admiration devant le courage
d'Abdoul-Wahab et la vérité de ses paroles...
Yazid essayait de calmer ses nerfs en buvant coupe sur coupe. Il fallait absolument qu'il rétablisse son autorité en se vengeant sur quelqu'un. Il se leva, tendit le bras vers Ali Zayn Abidine.
Il hurla:
- Toi ! C'est toi qui es responsable de tout cela! C'est toi qui as encouragé
ce fou à m'insulter! Il se tut un instant, comme s'il essayait de réfléchir à
travers les vapeurs de l'alcool.
- Je vais te faire trancher la tête ici même, devant moi! Devant tout le monde!
Devant ta mère, et tes soeurs, et tes tantes, et tous les autres!
Il vida encore une coupe.
-Non, cette mort serait trop douce pour toi! Je vais te torturer pour que tu
meures à peu. Je vais te faire souffrir ce que personne n'a encore jamais
souffert. C'est toi-même qui viendras me supplier de t'achever! A ces mots,
Yazid éclata de rire. C'était le rire hystérique d'un démon ivre, qui avait
perdu tout contrôle de lui-même.
L'Imam Ali Zayn Abidine répondit, d'une voix faible mais claire et ferme:
- Yazid! Les tortures que tu nous as déjà infligées ne peuvent pas être
surpassées en honneur par tout ce que ton esprit malade pourrait imaginer. Pour
moi, la pire des tortures, c'est être en ta présence, avec les femmes de la
Famille du Prophète sans voile pour préserver leur visage de ton regard vicieux.
Ne crois surtout pas que ni moi ni mes proches soyons effrayés ou intimidés par
tes menaces. Nous, Gens de la Famille du Prophète, sommes éduqués depuis
l'enfance pour être à même de supporter toutes les épreuves, toutes les
souffrances. Ceux que Dieu aime, IL les soutient dans toutes les épreuves et,
dans l'Au-delà, ils jouiront de Ses Faveurs!
Des murmures d'admiration s'élevèrent dans l'assistance. Tous étaient forcés de
reconnaître qu'Ali Zayn Abidine était bien le digne descendant de l'Envoyé de
Dieu. Yazid se rendit compte des sentiments qui animaient les gens présents. Il
craignit que certains ne songent à le renverser pour installer sur le trône le
fils de l'Imam al-Hussein. Le caractère rusé qu'il avait hérité de son père vint
à son secours. Il éclata de rire.
- Ali, tu me blâmes! Mais n'est-ce pas Dieu Lui même Qui a fait mourir ton
père? N'est-ce pas Dieu Qui l'a puni pour s'être rebellé contre le Commandeur
des Croyants?
- Non tyran! Ne déforme pas les Versets coraniques. Ne change pas leur
signification! Dans Son Infinie Sagesse, Dieu donne à chacun le temps et les
occasions pour agir en bien ou en mal, avec justice ou en oppresseur. Le
Châtiment Divin atteint toujours les tyrans, tôt ou tard! Le Saint Coran ne
raconte-t-il pas les tribulations des Prophètes, qui ont souffert mille maux de
la part des peuples auxquels ils avaient été envoyés?
Yazid ne savait que répondre. Son esprit était trop imbibé d'alcool pour
trouver une réplique. Un courtisan, toujours à l'affût d'obtenir une faveur, eut
une idée pour faire baisser la tension qui montait dangereusement: Il s'avança
vers le trône et, se prosternant aux pieds de Yazid, demanda:
- O Commandeur des Croyants! O mon Maître! J'implore ta Majesté de m'accorder
une récompense pour les services que je lui ai rendus. Offre-moi en esclave
Soukeina, la fille d'al-Hussein.
Zaynab serra Soukeina dans ses bras. Elle répliqua:
- Pour qui te prends-tu, minable larbin de Yazid? As-tu perdu tout sens de la
mesure? Crois-tu être d'une si haute naissance que l'on te donne en esclave la
petite-fille du Prophète?
- Tais-toi, coupa Yazid! C'est moi qui décide ici, et je fais ce que je veux!
- Non, Yazid. Ce n'est pas toi qui commandes! Ni ici, ni ailleurs! Dieu ne te
laisserait commettre une telle abomination que si tu rejetais publiquement
l'Islam et embrassais une autre religion.
- C'est à moi que tu parles de la sorte? A moi, le Commandeur des Croyants?
C'est ton père, qui est sorti de la Religion, et aussi ton frère!
- Tu mens, ennemi de Dieu! Tu te prétends le Commandeur des Croyants alors que
tu ordonnes l'injustice, que tu combats la vertu, que tu opprimes les faibles
sans défense!
Le courtisan insista:
- Donne-moi cette fille...
Yazid le repoussa:
- Reste plutôt célibataire! Que Dieu te donne la mort!