Tous les fidèles Chiites de l'Imam donnèrent ainsi leur vie sans hésiter. Ils
avaient vécu une vie noble, et ils ont connu une mort glorieuse. Même dans la
mort, ils entourent, comme pour veiller sur eux, l'Imam al-Hussein et ses fils.
Habib fils de Mazahir l'ami fidèle, repose à l'entrée du Mausolée de l'Imam,
comme s'il poursuivait dans la mort sa noble tache de veiller sur lui, ainsi
qu'il l'avait fait lors de la bataille de Karbala. .
Tous les défenseurs de la Famille du Prophète avaient donc versé jusqu'à la
dernière goutte de leur sang. Il ne restait plus, autour de l'Imam al-Hussein,
que ses fils, ses frères et ses neveux.
L'Imam avait voulu envoyer son fils Ali
Akbar combattre avant tout le monde, mais ses fidèles Chiites l'en avaient
empêché. La pensée que le fils tant chéri de l'Imam al-Hussein pourrait perdre
la vie dans la bataille alors qu'eux-mêmes auraient été encore de ce monde leur
était insupportable. Entretenir seulement une telle idée aurait relevé pour eux
du blasphème.
Ali Akbar s'avança devant son père, et lui demanda la permission d'entrer dans
l'arène sanglante d'où aucun membre de son camp n'était revenu vivant. L'Imam
al-Hussein le regarda de longues minutes sans répondre. Il contemplait le visage
de celui qui ressemblait à s'y méprendre à l'Envoyé de Dieu. Tout dans ses
traits, sa voix, ses manières évoquait son arrière-grand-père.
Quand l'Imam al-Hussein et les siens avaient quitté Médine quelques mois plus tôt, pour n'y jamais revenir, la population était venue leur faire ses adieux. Le désespoir se lisait sur les visages de ceux qui se souvenaient de la prédiction du Saint Prophète, qu'un jour l'Imam al-Hussein et sa Famille quitteraient sa ville pour toujours.
Ne pouvant dissuader le Saint Imam de partir, ils l'avaient supplié de
leur laisser au moins Ali Akbar que nul ne pouvait regarder sans penser
immédiatement à l'Envoyé de Dieu... Mais l'Imam leur avait répondu que là où il
allait, Ali Akbar avait une mission à remplir, et que nul autre que lui ne
pourrait s'en acquitter.
- Mon fils, comment un père peut-il dire à son fils d'aller là d'où il sait qu'il ne reviendra pas ? Va voir ta mère, et ta tante Zaynab qui t'a entouré de son amour depuis ta plus tendre enfance, plus encore que ses propres fils, et demande-leur leur autorisation.
Ali Akbar pénétra dans la tente où se trouvaient sa mère, Omm Layla, et sa
tante, Zaynab. Les deux femmes étaient plongées dans la contemplation du champ
de bataille, et elles écoutaient les hurlements des hordes ennemies. Elles
savaient bien que maintenant que tous les fidèles Chiites de l'Imam al-Hussein
avaient donné leur vie, le tour de ses fils, de ses frères et de ses neveux
était venu. Ce n'était plus qu'une question de temps. Ce n'était plus que la
question de savoir qui irait le premier.
La présence d'Ali Akbar les tira de leurs pensées. Zaynab rompit le silence.
- Mon Dieu ! Ce n'est pas possible qu'Akbar soit venu nous dire adieu ! Akbar,
ne nous dis pas que tu es prêt pour ton dernier voyage ! Aussi longtemps que mes
fils Aun et Mohammad seront en vie, je ne te laisserai pas partir ! Ali Akbar
connaissait l'amour que lui portait sa tante, et qui n'était surpassé que par
celui qu'elle éprouvait pour son frère al-Hussein.
Il la regarda. Il regarda sa mère. IL ne savait comment leur dire qu'il s'était préparé au voyage qui le mènerait au Paradis.
- Ma tante. Pour tous les proches
de mon père l'heure inévitable est arrivée. Au nom de l'amour que tu portes à
ton frère, je te supplie de me laisser partir au combat, afin que l'on ne puisse
pas dire qu'il a voulu me garder jusqu'à ce que tous ses frères et ses neveux
aient été tués. Mon oncle Abbas commande notre troupe. Tous les autres sont plus
jeunes que moi. Quand la mort est certaine, laisse-moi mourir le premier, afin
que je puisse étancher ma soif à la source de Kawsar, des propres mains de mon
arrière-grand-père, l'Envoyé de Dieu !
Zaynab sanglota :
- Akbar, mon enfant ! Si l'appel de la mort est parvenu jusqu'à toi, alors va !
Omm Layla, la mère d'Ali Akbar, qui était restée muette d'angoisse, ne put que
dire :
- Que Dieu soit avec toi, mon fils ! Avec toi, je perds tout ce que je possède,
et tout ce qui m'importe en ce monde. Ton père m'a déjà prévenue de ce qui
m'attend... Après toi, pour moi plaisirs et souffrances, il n'y aura aucune
différence entre eux.
Sur ces mots, elle tomba sans connaissance dans les bras d'Ali Akbar. Les
clameurs de guerre poussées par l'ennemi devenaient de plus en plus fortes. Ali
Akbar savait que s'il ne se lançait pas rapidement dans la bataille, les hommes
de Yazid, frustrés de leur soif de sang se jetteraient à l'assaut du campement
où nul ne pourrait secourir les femmes et les enfants. Il remit délicatement
entre les bras de Zaynab le corps toujours inerte de sa mère.
- Ma tante, je te confie ma mère. Je sais que depuis ton enfance, ta mère Fatima t'a préparée :pour les événements de ce jour terrible, et pour ce qui se passera ensuite. Mais ma mère ne supportera pas une telle calamité si tu ne lui insuffles pas ton courage. Je te supplie de la soutenir lorsqu'elle verra mon corps sans vie.
Ali Akbar retourna auprès de son père. Sans un mot, l'Imam al-Hussein se leva.
Il enroula le turban du Saint prophète autour de la tête d'Ali Akbar assujettit
le fourreau de son arme, et déposa un baiser sur son front. D'une voix blanche,
il dit :
- Va Akbar ! Dieu est avec toi.
Ali Akbar sortit de la tente, suivi par l'Imam al-Hussein. Il voulut enfourcher
son cheval, mais quelqu'un le tirait en arrière. Il se retourna. C'était
Soukeina, sa jeune sœur, qui implorait :
- Ne pars pas, Akbar ! Ne va pas là-bas, d'où personne n'est revenu depuis ce
matin !
Ali Akbar prit dans ses bras la petite fille, il l'embrassa et la reposa sur le
sol. IL ne pouvait parler. Il marcha.
Ali Akbar s'arrêta face aux rangs ennemis. Il leur parla avec l'éloquence qu'il
avait héritée du Saint prophète. IL leur expliqua les raisons et le sens du
combat de l'Imam al-Hussein, et leur fit ressortir qu'en versant le sang du
petit-fils de l'Envoyé, ils encourraient la Colère de Dieu et de Son prophète,
qui aimait tant al-Hussein.
Les plus âgés se frottaient les yeux et se demandaient avec stupéfaction si le Prophète en personne n'était pas descendu du Ciel pour les empêcher de verser le sang d'al-Hussein.
C'étaient la même taille, le même visage, la même attitude, et les mêmes manières, et la même
voix, et jusqu'à la même façon de parler !
Omar fils de Saad vit quel effet les paroles d'Ali Akbar produisaient sur ses
hommes. Il convainquit les plus cupides d'entre eux d'affronter en combat
singulier le vaillant jeune homme, affaibli par trois jours de faim et de soif.
Un par un ils vinrent, surs d'eux. Mais c'est la mort qu'ils rencontrèrent, l'un
après l'autre. Le sang de l'Imam Ali coulait dans les veines d'Ali Akbar. Le
même courage, la même adresse, la même fougue semaient la même terreur dans les
cœurs de ceux qui l'affrontaient. Il eut vite fait de se débarrasser de tous
ceux qui avaient eu la folie de l'attaquer. A son tour il défia l'ennemi mais
personne n'osait plus venir se mesurer à lui.
Ali Akbar avait terriblement soif. La faiblesse qui résultait de trois jours de
jeune ininterrompu était aggravée par la peine de flots de sang coulant de ses
blessures. Il eut soudain très envie de revoir une dernière fois son père, sa
mère et sa tante. Puisque les ennemis ne se décidaient pas à venir l'affronter,
il se lança à bride abattue vers le camp assiégé.
L'Imam al-Hussein l'embrassa
avec joie :
- Bravo mon fils ! Je suis fier de toi ! Ton courage et ta dextérité me
rappellent les combats de mon vénéré père, l'Imam Ali. Avec cette différence que
lui ne se battait que contre les ennemis, alors que toi tu dois aussi lutter
contre la faim et la soif.
- Mon père, la soif me tue, car mes blessures ont augmenté ses effets. Mais je
sais que tu ne peux rien m'offrir, pas même une goutte d'eau. Je suis revenu
seulement pour te voir, ainsi que les miens, une dernière fois.
Ali Akbar repartit au combat. L'Imam al-Hussein fit quelques pas derrière lui,
comme un pèlerin suit l'agneau du sacrifice à Mina.
Il pria :
- O mon Dieu ! Tu es Témoin qu'aujourd'hui j'ai sacrifié l'être que j'aime le
plus au monde, pour la cause de la Justice et de la Vérité.
L'Imam al-Hussein entendit bientôt un appel déchirant, le cri d'agonie de son
fils :
- Père ! je suis touché à moi ! Père viens près de moi ! Père, si tu ne peux pas
arriver jusqu'à moi, je te salue, ainsi que ceux que j'aime !
L'Imam al-Hussein attendait cet appel. Il savait que, quels que soient sa
vaillance et son habileté, son fils chéri ne pourrait pas tenir tête bien
longtemps à toute l'armée de Yazid ! Il voulut se lever pour se précipiter
auprès d'Ali Akbar, pour l'assister dans ses derniers instants. Mais ses jambes
se dérobèrent sous lui. Il s'effondra. IL voulut se relever. Il tomba encore.
Une main crispée sur son cœur soudain devenu douloureux, il lutta avec ses pieds
pour se mettre debout. IL ne pouvait rien voir, tant ses yeux étaient noyés de
larmes.
- Akbar, cria-t-il ! Appelle encore. que je sache ou tu es. Je ne peux pas te
voir !
Abbas vint au secours de son frère. et le soutint jusqu'à ce qu'ils parviennent
tous deux auprès du jeune homme. Ali Akbar reposait au milieu d'un mare de son
sang.
Al-Hussein tomba sur le corps de son fils, le suppliant de parler, ou au moins d'ouvrir les yeux. Mais Akbar ne parlait pas. Mais Akbar ne bougeait pas. Les dernières gouttes de vie achevaient de couler d'une large blessure ouverte dans sa poitrine.
L'Imam al-Hussein posa sa joue contre celle de son enfant. Il le supplia d'ouvrir les yeux une dernière fois. Un pale sourire finit par se dessiner sur les lèvres d'Ali Akbar, un bref instant, puis il rendit l'âme. La joue du père caressait encore celle de son fils, dans la mort comme tant de fois dans la vie...
Avec quelles difficultés l'Imam al-Hussein ramena le corps sans vie d'Ali Akbar
jusqu'au campement ! Il refusait l'aide que lui offrait Abbas. IL le portait
dans ses bras, contre son cœur, en titubant sous l'effort.
Il déposa enfin son
précieux fardeau sur le sol, et appela les femmes de sa Maison. Zaynab et
Koulsoum, ses sœurs, Omm Layla et Omm Rabab, ses épouses. Soukeina et Roukayya
ses filles, et toutes les autres... Omm Layla. la mère d'Ali Akbar, baissa les
yeux vers le corps de son enfant, et s'adressant à l'Imam al-Hussein :
- Mon Maître ! Je suis fière d'Akbar, qui est mort d'une si noble mort. Il a
donné sa vie pour la plus noble cause, et cette pensée me soutiendra tout le
reste de ma vie.
Puis elle s'agenouilla devant Ali Akbar et posa en pleurant son visage sur le
sien. Zaynab et Koulsoum, Soukeina et Roukayya étaient elles aussi penchées sur
le corps sans vie, et les larmes qu'elles versaient lavaient le sang des
blessures d'Akbar.
L'Imam al-Hussein s'assit quelques instants près de ce fils qu'il avait offert
en Sacrifice. Il était submergé de chagrin.