Lorsque Zaynab était intervenue pour que l'Imam al-Hussein permette à Aoun et à
Mohammad d'aller au combat, Qasim s'était hâté d'aller voir sa mère. IL lui
avait raconté avec amertume ce qui s'était passé.
Il avait conclu:
- Si je ne dois pas mourir en Martyr aujourd'hui, quel intérêt présentera pour
moi la vie ? Suis je destiné à être esclave, et à ne marcher dans les rues que
pour gagner ma prison ?
Omm Farwa se souvint de ce que l'Imam al-Hassan, son époux, lui avait confié juste
avant de mourir, qu'un jour Qassim serait désespéré au-delà de toute
description. Il lui avait remis une lettre cachetée qu'elle devrait lui donner
alors.
Elle chercha la lettre, et la tendit à Qassim. Les doigts tremblant d'impatience et d'angoisse, celui-ci brisa le sceau.
IL déplia la lettre et lut
:
- Mon enfant. Quand cette lettre te parviendra, j'aurai cessé de vivre depuis
longtemps. Quand tu liras ceci, tu seras déchiré par un conflit entre ton désir
intense de faire ton devoir et de montrer ton amour pour ton oncle al-Hussein,
et l'amour que celui te porte et qui le pousse à t'empêcher de remplir tes
obligations. C'est en prévision de ce jour que je t'écris cette lettre. j'y
joins une autre, qui lui est destinée. Remets-la à ton oncle. IL te laissera
accomplir ce que ton cœur désire ! Qassim, quand tu liras cette lettre, le temps
de notre séparation sera prêt de finir. Hâte-toi. mon enfant ! je t'attends !
Qasim, transporté de joie, replia la lettre et fit ses adieux à sa mère. IL
courut porter le message à son oncle. Mais celui-ci, Abbas à ses cotés,
surveillait les péripéties du combat d'Aoun et de Mohammad.
Qassim ne voulut pas déranger son oncle en un tel moment. Aussi décida t-il
d'attendre.
Quand les corps d'Aoun et Mohammad eurent été rendus à leur mère. Qasim s'approcha de son oncle. Ne sachant que dire. il tendit simplement la lettre.
L'Imam al-Hussein reconnut au premier regard l'écriture de son frère.
Surpris il l'ouvrit. Il lut le message qui lui était destiné :
- Mon cher al-Hussein, quand tu liras cette lettre, tu seras assailli de toutes
parts de soucis et de chagrins. Les corps sans vie de tes proches joncheront le
sol partout autour de toi. Je ne serai plus là pour donner ma vie pour toi, mais
je laisse derrière moi Qasim, qui sera mon représentant auprès de toi.
Hussein, je te demande de ne pas repousser mon offre. Au nom de l'amour que
tu me portes, laisse Qasim combattre pour te défendre.
Laisse-lui connaître la Gloire du Martyre.
L'Imam al-Hussein fut soudain submergé par le souvenir de son frère, et il ne
put retenir ses larmes à la pensée de cette ultime preuve d'amour. Par delà la
tombe. Hassan lui laissait son fils Qasim pour le défendre en ce jour !
L'Imam al-Hussein se reprit avec effort. IL leva les yeux vers Qasim :
- Mon cher enfant, la volonté de ton père est pour moi un ordre. Il ne me laisse
pas le choix. Va Qasim ! C'est ce que veux ton père. Le Martyre est ton destin, je dois l'accepter !
Qasim retourna faire ses adieux à sa mère. Oumm Farwa lut la satisfaction sur le
visage de son fils, et comprit que l'heure était arrivée.
Lentement elle se leva
:
- Mon fils, toutes ces années, j'ai attendu le jour où tu atteindrais l'âge de
te marier, et pour cette occasion j'ai gardé le vêtement que portait ton père le
jour où il m'a épousée... Je voulais te demander de le porter le jour de ton
mariage.
Oumm Farwa marqua une pause. Elle poursuivit :
- Mon fils ! Puisque le destin en a décidé autrement, je souhaite que tu revêtes
aujourd'hui ce vêtement de mariage, pour entreprendre le voyage dont on ne
revient pas. La coutume veut que le jeune marié teigne ses mains de henné... Je
n'en ai pas, et tu n'en as d'ailleurs pas besoin, puisque tes mains seront
bientôt couvertes de ton propre sang !
Revêtu des habits de noce de son père, Qasim en était le vivant portrait. Il embrassa sa mère, salua sa tante Zaynab, puis vint embrasser avec respect les mains de son oncle al-Hussein.
L'Imam al-Hussein eut à cœur de tenir lui-même la bride du cheval pendant que Qasim montait en selle. Il le salua de ces mots :
-
Qasim, je ne serai pas long à venir te rejoindre !
Qasim s'avança vers la horde hurlante. Quand il parla, le silence se fit. Son éloquence était celle de son grand-père, l'Imam Ali. Les mots que portait sa voix juvénile faisaient baisser vers le sol les regards de ces brutes sans âme. Les vestiges de quelques qualités humaines étaient remués par le discours du jeune homme à peine âgé de quatorze ans.
Omar fils de Saad perçut le danger et,
une fois encore, fit appel aux plus bas instincts des plus cupides de ses hommes
de main pour faire taire la voix qui réveillait quelques consciences.
Qasim se battit, puisqu'il fallait se battre ! Il se battit avec tant de fougue
et tant d'habileté que son oncle al-Hussein, qui observait le combat de loin,
ne put retenir un cri d'admiration ! Plus un seul mercenaire n'osait l'affronter
maintenant. Il avait beau les défier tous, tous se récusaient.
Alors Omar fils
de Saad ordonna de lancer l'assaut contre le jeune homme... Toute une armée
contre un enfant de quatorze ans à peine ! Des centaines, des milliers de
poignards, d'épées, de lances, de flèches venant de toutes les directions, pour
venir à bout d'un enfant!
Qasim, couvert de blessures de la tête aux pieds lança son dernier cri d'adieu à
son oncle.
L'Imam al-Hussein sauta en selle et chargea, sabre au clair. Il se fraya un
chemin au milieu de la horde de lâches, et seul le souvenir des charges de
l'Imam Ali à la bataille de Siffine peut donner une idée de la violence avec
laquelle il mit en fuite l'armée du tyran. Dans leur course éperdue pour sauver
leurs vies minables, les soldats de Yazid piétinèrent le corps sans vie de
Qasim.
Quand le champ de bataille fut néttoyé de tous ces couards, et qu'il put
enfin s'approcher de son neveu, l'Imam al-Hussein découvrit que le corps du
garçon avait été déchiqueté en lambeaux !
- Mon Dieu ! Qu'est-ce que ces lâches ont fait de mon Qasim ?
Il fallut un long moment à l'Imam al-Hussein pour se ressaisir. Il entreprit de
rassembler les morceaux du corps de Qasim dans un morceau de tissu. Il chargea
le paquet sur ses épaules fatiguées, et c'est d'un pas pesant qu'il repartit
vers le campement :
Mon pauvre Qasim ! Ta mère t'a envoyé au combat vêtu comme un jeune marié, et je
te ramène à elle le corps coupé en morceaux !
En approchant du camp, il s'exclama encore :
- Mon Dieu ! A-t-on jamais vu un oncle transporter le corps de son neveu dans un
tel état ?
Quand il mit pied à terre, l'Imam al-Hussein appela son frère Abbas. Il lui dit
d'aller chercher les femmes. Il confia à Fizza, la servante dévouée deFatima sa
mère, le soin de réconforter autant qu'elle le pourrait Omm Farwa et Zaynab, car
le spectacle de la dépouille de Qasim était bien de nature à les tuer. Fizza fit
de son mieux pour les préparer à la vision cruelle. Puis elle dénoua le macabre
paquet.
Les hurlements d'horreur et les sanglots des femmes retentirent longtemps dans la plaine de Karbala.