C'est un soleil de la couleur du sang qui se leva
sur le matin du ll Moharram. Etait-ce l'effet de la poussière qui emplissait
l'air au-dessus de la plaine de Karbala? Ou bien l'astre du jour avait-il honte
de devoir éclairer le spectacle de la profanation des corps des Martyrs, de
l'humiliation de la Famille du Prophète? Ou rougissait-il de colère d'être le
témoin impuissant de tant de bassesse et d'ignominie?
Omar fils de Saad était parti pour Damas, ne voulant laisser à personne d'autre
le soin d'annoncer sa victoire au Calife. Les soldats de Yazid enchaînèrent les
femmes et les enfants. Les voiles qui masquaient aux regards les visages des
femmes avaient été arrachés. Les cous, les mains, les pieds furent liés de
cordes et de chaînes. Les mains des femmes étaient attachées au cou des enfants.
Tous furent hissés sur des chameaux sans selle.
La caravane se mit en mouvement.
Devant, en procession, venaient les têtes. Les têtes des Martyrs, plantées au
bout de piques. Soixante-dix-huit têtes, soixante-dix-huit glorieux combattants
de la Foi: outre l'Imam al-Hussein, dix-sept membres de la Maison du Prophète et
soixante fidèles Chïtes. La tête de l'Imam al-Hussein précédait les autres.
Derrière la caravane, couvert de lourdes chaînes, titubant de fièvre et
d'épuisement, Ali Zayn Abidine suivait à pied.
La caravane marchait vite. Quand parfois un enfant glissait et tombait à terre,
la femme à laquelle il était lié tombait également. Alors un soudard se jetait
sur eux, levait son fouet, et frappait, frappait...
Au milieu de l'après-midi, on arriva sous les murs de Koufa. Pendant qu'un
messager était dépêché auprès du Gouverneur Obeidoullah, les soldats se
reposèrent à l'ombre, se restaurèrent, se rafraîchirent... Les captifs
demeurèrent en plein soleil, sans boire ni manger.
Le messager revint. Obeidoullah fils de Ziyad attendait ses prisonniers au
palais. Le cortège devait suivre les principales rues de Koufa et traverser le
marché principal. On se remit en marche. Un crieur allait devant:
-Habitants de Koufa ! al-Hussein fils d'Ali, qui avait refusé de reconnaître
l'autorité du Commandeur des Croyants, votre bien-aimé Calife Yazid, a été tué,
ainsi que ses Chïtes ! Les femmes et les enfants de sa Famille ont été faits
prisonniers. Ils vont être conduits devant le Calife, qui décidera quel
châtiment doit leur être infligé. Habitants de Koufa!
C'est le sort qui attend quiconque met en question l'autorité du Calife !..
Habitants de Koufa! al-Hussein fils d'Ali, qui avait refusé... La foule, muette,
accablée, se pressait sur le passage du cortège. Aux fenêtres, sur les
terrasses, les femmes et les enfants, les yeux écarquillés, regardaient.
Personne ne disait mot. Parfois on entendait un sanglot réprimé.
Le visage masqué par ses cheveux, qui lui tenaient lieu de voile, enchaînée,
épuisée, Zaynab se dressa. Elle se tenait droite sur sa monture. Sa voix couvrit
celle du crieur qui marchait loin devant:
- Gens de Koufa! Je suis Zaynab, la fille d'Ali, le Commandeur des Croyants, et
de Fatima la Resplendissante! Je suis la petite-fille de l'Envoyé de Dieu! Je
suis la sœur d'al-Hussein, votre Imam, que vous avez tué! Gens de Koufa! Gens de
traîtrise et de perfidie! Vous pleurez maintenant? Que vos larmes ne sèchent
jamais! Que vos cris ne cessent pas! Le mal que vous avez commis est si grand
que Dieu est en Colère contre vous. Vous demeurerez immortels dans le Feu! De
votre trahison vous ne récolterez que honte et déshonneur. Comment pourriez-vous
vous faire pardonner l'assassinat du fils du Saint Prophète, la Preuve de Dieu
sur terre, votre Imam? Subissez les conséquences de votre crime! Soyez bannis et
écrasés! Soyez humiliés et avilis! Malheur à vous, gens de Koufa! Qu'une pluie
de sang s'abatte sur vos tètes! Qu'une torture sans fin soit votre lot dans
l'Au-delà !