D’après la classification rationnelle, les êtres se divisent en limités et
illimités. La définition des premiers suffit à elle seule, pour mettre en
évidence les seconds.
Vous êtes assis maintenant, dans un endroit bien déterminé et vous occupez -
dans le vide - un espace bien limité. Si vous voulez vous asseoir ailleurs, vous
devez vous déplacer. Cela veut dire que vous ne pourriez pas occuper deux places
en même temps; ainsi vous êtes limités, du point de vue de l’espace, à un
endroit déterminé.
Il en va de même pour ce qui est du
temps: nous existons maintenant et nous n’avons pas existence ni au passé ni
dans l’avenir.
S’il est possible à un être d’être illimité dans le temps et l’espace, cet être
existerait partout et toujours, en tout temps et tout lieu, et nos sens seraient
incapables de le percevoir.
Nous pouvons voir l’être lorsqu’il est limité et placé dans un endroit bien
déterminé , lorsqu’il a une forme bien définie, et lorsque nous pourrons le
désigner par nos gestes. Mais s’il n’est pas limité, s’il n’a ni forme, ni place
occupée dans l’espace, il nous est impossible de le voir.
Nous pourrons entendre un son parce qu’il existe pendant un moment et n’existe
pas pendant un autre moment. Mais si le son se produisait continuellement et
parvenait sans interruption à notre ouїe, il nous serait impossible de
l’entendre.
Al-Gazâli dit: Nous percevons la lumière car tantôt elle existe et tantôt elle
n’existe pas... car elle est présente à un endroit et absente à un autre. Si le
monde était continuellement éclairé, d’une manière qui est toujours identique à
elle-même, et s’il n’y avait pas l’ombre et l’obscurité, on ne pourrait plus
percevoir la lumière qui est la chose la plus visible, et même la chose qui rend
visible toute autre chose .
Nous percevons donc la lumière grâce à son contraire, l’obscurité. Et c’est par
ce contraste que l’existence de la lumière devient évidente par rapport nous.
Les soufi et les mystiques disent que Dieu est invisible parce qu’Il est très
visible. Et s’Il ne peut être perçu, c’est parce qu’Il ne disparaît pas et parce
qu’aucun temps et aucun espace ne sont vides de Lui. Cela s’exprime bien dans
cette invocation mystique:
O Celui caché par l’abondance de Sa Lumière.
O Présent qui s’absente dans Sa Présence .
Le poète persan a illustré cette question dans le poème suivant:
Il était une fois,
un poisson qui nageait dans la mer.
Comme moi, ce poisson était
D’une perception bornée.
Il n’a jamais souffert le pêcheur,
ni prouvé l'angoisse des filets,.
Il n’a jamais connu la soif,
ni la chaleur du soleil.
Un jour, il entendit des voix humaines;
On hurlait: Ô soif, où est l’est?
Le poisson se mit à réfléchir.
C’est à l’eau qu’il réfléchissait:
Qu’est-ce que cet élixir
qui fait vivre toute chose?
Et s’il est source de vie,
pourquoi donc, mon Dieu,
ne me l’as-tu pas donnée??
* * *
A ces yeux toujours ouverts,
L’eau se présentait, jour et nuit.
C’est dans l’eau qu’il vivait tranquillement.
Cependant, il l’ignorait!
* * *
Il vivait de la sorte
inattentif à la grâce où il baignait
jusqu’à ce qu’un jour,
les vagues le jettent sur le rivage...
Les rayons du Soleil brûlèrent son corps
L’eau lointaine alluma un feu dans ses viscères
et sa bouche se desséchait de soif.
* * *
Allongé dans la poussière,
il s’est souvenu de l’eau
qu’il a entendu gémir au loin.
Il commença à se frapper
contre la terre en disant:
j ai trouvé maintenant cet élixir chimique,
sans lequel je ne puis vivre.
Hélas, je l’ai trouvé trop tard .
***
Oui, le poisson qui passa sa vie dans l’eau n’arrive pas à percevoir sa
perception. La seule chose à pouvoir constituer pour lui un objet de doute c’est
l’eau elle-même. Mais, il, ne fut capable de la connaître qu’au moment même où
il fut séparé d’elle et jeté dans la poussière.
Cette fable éclaire la question mentionnée plus haut: l’invisibilité du Ghayb
est due à l’incapacité perceptive de nos sens, et non à l’existence d’un voile
matériel qui s’interpose entre lui et notre appareil sensoriel et perceptif.
Les philosophes européens des temps modernes prétendent que leurs recherches
concernant la perception chez les humains sont les plus avancées et les plus
originales.
Quelques-uns des plus grands philosophes de l’Occident fondent leurs recherches
sur la critique des méthodes de la pensée et de la réflexion humaines.
A titre d’exemple, deux ouvrages parmi les plus importants du philosophe
allemand Kant s’intitulent respectivement: Critique de la Raison pure et
Critique de la Raison pratique.
Nous ne nous proposons pas, ici, d’évaluer l’originalité et les apports de ces
philosophes, ni de révéler la part des philosophes musulmans, en ce qui touche
la critique des attitudes et des orientations de la pensée humaine. Nous nous
contentons seulement d’attirer l’attention sur le fait que la philosophie
islamique était coutumière de ce genre de critique, mais sous des intitulés
différents.
L’apport de la philosophie islamique, dans ce domaine, est très riche. Il
dépasse ce que les raisons européennes ont pu dire à ce sujet. Nous allons en
parler en détail et en argumenter plus tard.
Il y a plusieurs centaines d’années, le poète persan Mawlawi avait illustré le
caractère limité des sens de l’homme dans les vers suivants:
Les hindous amenèrent un éléphant,
dans un pays où l’éléphant n’a jamais été vu,
Et ils le mirent dans une salle obscure,
une salle sans lumière.
Les habitants se mirent à entrer
les uns après les autres
pour le toucher!
(D’après ce qu’ils ont senti en le touchant!):
L’éléphant, dit celui dont la main tomba
sur la trompe, est semblable à un tube!
L’éléphant, dit celui qui en toucha l’oreille,
est semblable à l’éventail!
Et celui qui en toucha le dos
L’a pris pour un lit!
Quant à celui qui toucha sa patte,
il l’a prise pour une colonne!
L’oeil peut voir l’éléphant dans toute son ampleur. Il voit ses dimensions et
ses membres. Avec le toucher, surtout lorsque cela se fait avec la paume de la
main seulement, on ne peut concevoir tout l’éléphant, et c’est le hasard qui
joue, quant à la partie du corps de l’éléphant qui tomba sous la main. Cette
même relativité est en vigueur lorsqu’on compare les sens aux possibilités et
pouvoirs de l’intellect humain.
Mortaza Motahary / Traduit par Akil Sheikh Hussein / Révisé et réédité par : Abbas Ahmad al-Bostani