Le texte qui suit a été publié par l’hebdomadaire iranien Ya Lesarat al-Hoseyn, 2 août 2006.
« Mon père était marchand de fruits et légumes et mes frères l’aidaient. Quand
sa situation matérielle s’est améliorée, il a ouvert une petite épicerie dans le
quartier et j’allais l’aider. Nous avions une photo de l’imam Moussa As-Sadr sur
les murs. Je m’asseyais dans la boutique et je la regardais, je rêvais de
devenir comme lui.
Nous n’avions pas de mosquée dans notre quartier qui s’appelait Kortina, alors,
pour la prière, j’allais dans les mosquées de San Al-Fil, Borj Jamoud ou Nob’eh.
Je lisais là-bas tous les imprimés et spécialement les livres islamiques. Tous
ceux que je ne comprenais pas, je les mettais de côté pour les lire quand je
serais plus vieux.
Je suis allé à l’école primaire dans le quartier d’Al-Najah et je fus parmi les
derniers à avoir mon certificat. Puis je suis allé poursuivre mes études à
l’école publique de San Al-Fil, mais la guerre civile a éclaté en 1975. J’ai
alors quitté Kortina et je suis retourné, avec ma famille, dans mon village
natal, Bazoureyeh. J’ai fini mon éducation secondaire dans une école étatique de
la ville de Tyr.
Alors que nous vivions dans le quartier de Kortina, ni moi ni aucun membre de ma
famille n’étions membres d’un parti politique. De nombreux partis, dont certains
étaient palestiniens, étaient alors actifs dans le secteur. Mais quand nous
sommes retournés à Bazoureyeh, j’ai rejoint le parti Amal, car j’admirais
profondément l’imam Moussa As-Sadr.
J’avais quinze ans à l’époque et
Amal était connu sous le nom du mouvement des déshérités. Je me suis
désintéressé de ce qui se passait dans le village de Bazoureyeh parce que
celui-ci était devenu le champ d’activité d’intellectuels, de marxistes, et
notamment de sympathisants du Parti communiste.
Mon frère Sayyed [titre donné aux
personnes descendant du Prophète] Hussein et moi sommes devenus membres du parti
Amal, et malgré mon jeune âge je suis vite devenu le représentant de notre
village.
Dans les mois qui ont suivi, j’ai pris la ferme décision d’aller au sanctuaire
de Nadjaf en Irak. J’avais alors juste seize ans et beaucoup d’obstacles
existaient. Mais, comme je comptais sur Dieu, un jour, dans la mosquée de Tyr,
j’ai rencontré un religieux, Sayyed Mohammad Gharavi, qui travaillait comme
enseignant au nom de l’imam Sadr. Dès qu’il a su que je voulais me rendre à
Nadjaf pour étudier, il a écrit une lettre et me l’a donnée. Il était un ami
proche du grand Ayatollah Sayyed Mohammad Baqr As-Sadr. Cette lettre me
recommandait pour entrer dans son école.
Avec l’aide d’amis et de mon père, et en vendant certains de mes effets, j’ai
rassemblé un peu d’argent et me suis envolé pour Bagdad, d’où j’ai pris un bus
pour Nadjaf. Il ne me restait plus d’argent. Mais il y a plus que quelques
étrangers et gens solitaires à Nadjaf.
Plus important, bien sûr, est le
fait que les étudiants doivent apprendre à vivre une vie respectable avec les
mains vides. Je mangeais du pain, buvais de l’eau et mon lit était un matelas
d’éponge rectangulaire. Dès que je suis arrivé, j’ai demandé aux autres
étudiants libanais comment je pouvais transmettre ma lettre de recommandation à
l’Ayatollah As-Sadr, qui était considéré comme le pilier du séminaire religieux.
Ils m’ont dit que le Sayyed Abbas Moussaoui pouvait faire cela pour moi.
Quand j’ai rencontré Sayyed Abbas Moussaoui, à cause de la couleur sombre de sa
peau, j’ai cru qu’il était irakien. Je lui ai donc parlé en arabe classique,
mais il m’a répondu : “ Je suis aussi libanais et je viens de la région de
Nabi Shit.”
C’est comme cela que nous avons
fait connaissance et que nous sommes devenus amis. Moussaoui était un ami, un
frère, et un compagnon pour moi. Nous avons été séparés quand les
Israéliens ont tiré un missile à partir d’un hélicoptère sur sa voiture et l’ont
tué avec sa femme et son jeune enfant. Cela s’est passé seize ans après le doux
début de notre amitié à Nadjaf [Sayyed Moussaoui
a été assassiné en 1992 par les Israéliens ; c’est Nasrallah qui lui a succédé à
la tête du Hezbollah].
Après voir lu la lettre de recommandation et m’avoir accepté, l’Ayatollah As-Sadr
m’a demandé : “ Avez-vous de l’argent ?” “ Pas un sou”, ai-je
répondu. L’Ayatollah s’est tourné vers Moussaoui : “ D’abord, trouve-lui une
chambre, sois son tuteur et prends soin de lui ” Il m’a donné un peu
d’argent pour m’acheter des habits et des livres, ainsi que de quoi subvenir à
mes besoins pour un mois. Moussaoui m’a trouvé une chambre au séminaire près de
sa propre maison.
A cette époque, Sayyed Abbas Moussaoui venait juste de se marier et les couples
étaient autorisés à avoir une maison à part. Mais les célibataires avaient des
chambres et y vivaient parfois à deux ou trois. Nous recevions aussi une petite
bourse de cinq dinars par mois.
Sayyed Abbas Moussaoui, qui avait déjà passé les cours préliminaires et était
déjà au stade suivant, avait de nombreux élèves. J’étais l’un d’entre eux. Il
était très strict et sérieux. Grâce à ses cours intensifs, nous avons été
capables de terminer un cursus de cinq ans en seulement deux ans. Nous étudions
tout le temps, même pendant les vacances — y compris le mois de Ramadan et la
saison du pèlerinage —, sans reprendre notre souffle. Même les jeudis et
vendredis, qui étaient des vacances de fin de semaine dans les séminaires
religieux.
En 19, j’ai passé le premier degré. La même année, le régime baassiste irakien a
commencé à faire pression sur les étudiants kurdes, en déportant nombre d’entre
eux dans leur pays d’origine. Des étudiants de diverses nationalités ont ainsi
été forcés de partir sans avoir terminé leurs études. Pis, les autorités ont
dénoncé les étudiants libanais comme des agents du mouvement Amal.
Parfois, elles nous dénonçaient comme ayant des relations avec le parti Daawa [Parti d’opposition chiite irakien engagé dans une lutte violente contre le pouvoir baassiste] ou avec le Baas syrien [Les Baas irakien et syrien étaient engagés dans une violente lutte fratricide].
Finalement, les autorités nous ont
accusés, quelles qu’aient pu être nos opinions, d’avoir été envoyés par les
services secrets syriens. En 1978, tous les étudiants et enseignants libanais,
comme ceux des autres pays, ont été expulsés d’Irak, certains après avoir passé
plusieurs mois en prison.
C’est à cette époque que les forces de sécurité de Saddam ont pris d’assaut les
séminaires religieux. Sayyed Moussaoui était au Liban ce jour-là, mais sa
famille était à Nadjaf. Ses étudiants l’ont prévenu de ne pas retourner en Irak
parce qu’il était recherché ; peu de temps après, ils ont été expulsés.
J’ai eu de la chance cette fois, parce que je n’étais pas là au moment du raid.
Dès que j’ai appris la nouvelle, j’ai quitté Nadjaf. Comme l’ordre de mon
arrestation se limitait à la région de Nadjaf, je n’ai pas eu de problème pour
passer la frontière. J’ai pu facilement quitter l’Irak et rejoindre le Liban.
Moussaoui, avec d’autres conférenciers, fonda une école religieuse à Baalbek,
qui continue de fonctionner aujourd’hui. J’ai poursuivi mes études et ma
collaboration avec le mouvement Amal. En 1978, Amal me désigna comme son
représentant politique dans la région de la Bekaa'. Et c’est ainsi que je suis
devenu un membre politique de l’appareil central. C’est aussi cette année que
j’ai terminé le second niveau du séminaire.
En juin 1982, les Israéliens commencèrent leur invasion du Liban. Quand ils prirent Beyrouth, un front appelé le Front du salut national fut créé, et Nabih Berri souhaitait le rejoindre, mais certains au sein d’Amal s’y opposaient. A partir de là, les différences se sont aggravées au sein du mouvement, et un groupe s’est séparé du mouvement. Cela était prévisible, car des différences d’opinions existaient depuis déjà longtemps concernant les enseignements de l’imam Moussa Sadr [Celui-ci a « disparu » lors d’un voyage en Libye en 1978, probablement éliminé par les services secrets libyens].
Les forces religieuses réalisaient qu’Amal s’égarait. Elles remarquèrent que le
Front de salut prévoyait de faire de Bachir Gemayel le président du Liban, une
décision que l’aile “religieuse” d’Amal ne pouvait accepter. Les forces
religieuses croyaient que le dirigeant des groupes paramilitaires phalangistes
était prêt à s’entendre avec les Israéliens. De leur point de vue, arriver à un
accord avec Gemayel, lui parler, lui serrer la main, était contraire aux
intérêts du Front.
Ceux qui ont quitté Amal ont formé une coalition avec d’autres groupes pour
créer le Hezbollah. Mon frère, lui, n’a pas quitté Amal, et il en est toujours
membre. Durant une courte période, il a représenté le mouvement dans la région
de Shiyah, avant de démissionner pour des raisons de santé. J’étais le garçon le
plus âgé d’une famille de onze personnes. J’ai neuf frères et sœurs. Je suis
l’aîné et viennent ensuite dans l’ordre Hussein, puis Zeynab, puis Fatima, qui
vit toujours à la maison. Il y a aussi Mohammed qui est un homme d’affaires,
Jaafar, qui est employé, puis Zakiyeh, Ameneh et Saad, qui sont tous mariés.
Toutes mes sœurs sont des membres actives du Hezbollah. Quant à mes frères, ils
ont tous appartenu d’abord au mouvement Amal, mais tous l’ont quitté sauf
Hussein. Mohammed ne s’intéresse pas à la politique. Quant à Jaafar, il
s’interroge et nous discutons souvent ensemble.
Le Hezbollah gagne et change pour le mieux. Son but est d’avancer dans la bonne
direction, en accord avec les nécessités de l’époque et de ses principes
chiites. Il est faux de croire que quelqu’un, quel que soit son statut, puisse
accumuler seul le savoir intellectuel, religieux, théologique et politique. Les
membres du Hezbollah croient que la personnalité la plus grande, la plus digne,
la plus incontestable est l’imam Khomeiny. Après sa disparition, l’imam Khamenei
méritait sa succession.
Quand le Hezbollah a été créé, j’avais 22 ans et j’étais membre des forces de
résistance Basij. Plus tard, je suis devenu le directeur du parti pour la région
de Baalbek, puis pour toute la région de la Bekaa'. Puis j’ai été nommé
assistant et adjoint de Sayyed Ibrahim Ayman Al-Sayyed, dirigeant du parti à
Beyrouth. Peu de temps après, le parti a décidé de séparer ses activités
politiques de ses activités opérationnelles et organisationnelles.
Sayyed Ibrahim est devenu le
dirigeant de la branche politique et je lui ai succédé à la tête de la région de
Beyrouth. Puis le poste de directeur général exécutif a été créé pour mettre en
œuvre les décisions du Conseil consultatif, et j’ai été désigné à ce poste.
Malgré toutes ces responsabilités, qui prenaient tout mon temps, j’ai décidé de
continuer mes études. Après l’invasion israélienne, j’ai dû abandonner ; mais
sept ans plus tard, en 1989, la situation m’a permis de reprendre ces études.
Avec l’accord du parti, je suis allé à Qom pour les terminer. Bien sûr, les
fabricants de rumeurs n’ont pas arrêté de travailler et ont prétendu que j’avais
quitté le Liban à la suite d’un différend au sein du Hezbollah.
Après l’escalade de nos différences avec Amal et l’éclatement de combats dans la
région de la Bekaa', j’ai jugé de mon devoir de rentrer au Liban. C’était aussi
le désir du parti. Une fois de plus, je n’ai donc pas pu continuer mes études,
et aujourd’hui mon plus grand souhait est que mes frères allègent mes
responsabilités et me déchargent du poste de secrétaire général pour que je
puisse retourner au séminaire et les terminer.
Après l’assassinat d’Abbas Moussaoui par les Israéliens en 1992, on m’a désigné
comme dirigeant du Hezbollah et je suis devenu secrétaire général. Avant cela,
et durant mon séjour à Qom, le parti a confié mes responsabilités exécutives au
haut conseil du parti à mon aide cheikh Na’im Qasem. Et quand je suis revenu,
j’ai simplement servi comme membre de la direction sans responsabilité
particulière. Mais quand Sayyed Abbas Moussaoui a été choisi comme secrétaire
général, il a nommé Na’im Qasem comme son adjoint, et j’ai récupéré mes
anciennes fonctions.
Le jour où j’ai été choisi par le Conseil consultatif, j’avais très peur et
j’étais anxieux, parce que j’étais très jeune. Jusque-là je n’avais exercé que
des responsabilités internes au parti et je n’avais pas d’expérience des
affaires extérieures. Mais le conseil a insisté et, malgré mon refus initial,
j’ai finalement accepté.
En 1978, j’ai épousé Fatima Yassin du quartier de Abbasiyeh (Tyr). En plus de
mon fils Hadi qui est tombé en martyr [il est
mort en 1997 dans une opération dans le sud Liban contre les troupes
israéliennes], j’ai trois autres enfants : Mohamed Jawad, Zeynab et
Mohammed Ali. Quand je mets les pieds chez moi, j’oublie tout mon travail et mes
problèmes à la porte pour devenir un mari et un père attentifs. J’essaie de
donner de l’importance à ma vie et à ma foi. Je lis beaucoup, en particulier les
livres sur les politiciens. J’ai lu la biographie de Sharon et je vais lire
Netany : un lieu sous le soleil.
A mon avis, le Hezbollah ne signifie pas seulement résistance. Aujourd’hui le
Hezbollah est une doctrine politique et une idéologie fondées sur l’islam. Pour
nous, l’islam n’est pas seulement une religion qui se limite au culte et à
l’observation des règles religieuses. L’islam est un devoir divin spécial pour
toute l’humanité et une réponse à toutes les questions générales et
particulières de l’humanité. L’islam est une religion pour toute société qui
veut se révolutionner et établir un gouvernement. L’islam est la religion sur
laquelle on peut établir un gouvernement en fonction de ses principes.
Je ne nie pas que le Hezbollah veuille établir un jour une république islamique,
parce que le Hezbollah croit que l’établissement d’un tel gouvernement est la
seule voie pour apporter la stabilité et pour régler les différences sociales, y
compris dans une société où il existe de nombreuses minorités. Mais établir une
telle société par la force est impossible. Même un référendum qui aboutirait à
une majorité de 51 % des voix ne serait pas une solution ; ce qu’il faut, c’est
un référendum avec une majorité de 90 %. Dans ce contexte, on ne peut établir
une république islamique au Liban en notre temps.
La mort n’est rien d’autre qu’une porte entre deux mondes. Certains passent à
travers cette porte avec difficulté et souffrance, d’autres le font facilement
et empressement. Le martyre est la meilleure voie pour passer dans le monde
éternel, parce que le martyre est l’un des plus glorieux de Dieu tout-puissant.
Quand le martyr meurt (se déplace
d’un endroit à l’autre), c’est comme une personne qui va au paradis avec des
cadeaux spéciaux. C’est pour cela que le martyr est si important pour les
musulmans. Même dans les nations qui ne croient pas en Dieu, quand les gens
donnent leur vie pour leur patrie, pour leur pays, pour un but dans lequel ils
croient, c’est digne d’éloge et d’admiration. En tant que père qui a perdu un
fils, je n’ai pas d’inquiétudes : je sais que mon fils est au paradis avec Dieu
tout puissant.
Avant son martyre, la photo de Hadi était seulement dans notre maison.
Aujourd’hui, on la trouve partout, dans chaque maison. Il est vrai que moi et ma
famille avons perdu notre cher et aimé fils, mais nous sommes confiants dans le
fait que nous le retrouverons bientôt dans la vie éternelle.
Quant au charisme que les gens m’attribuent, ce n’est pas quelque chose dont je
peux parler. C’est quelque chose dont les gens parlent, mais le charisme
signifie l’influence que quelqu’un a sur les autres. C’est, en réalité, une
bénédiction divine, que l’on peut renforcer avec le savoir et l’expérience, bien
que le savoir, la compétence et l’expérience ne suffisent pas à l’acquérir. Le
charisme nécessite la bénédiction divine et son attention. »