Les douze années du Califat de 'Othman - pendant lesquelles les Omayyades,
profitant de leur parenté avec le Calife, ont tenu solidement toutes les rênes
du pouvoir et occupé tous les posses clés de l'Etat - ont permis à Mu'âwiyah,
devenu le maître absolu de la vaste et stratégique province de Syrie,
(154) d'étendre son
influence sur les territoires islamiques et d'y acheter la conscience de
nombreux notables.
Les quatre ans du Califat de l'Imam Ali n'ont pas suffi à juguler cette
influence tentaculaire et pernicieuse. Car, Mu'âwiyah qui ne s'embarrassait
guère des règles de la morale islamique et des exigences de la Chari'a n'a
hésité ni à utiliser les moyens financiers et les pouvoirs mis à sa disposition
du fait du poste qu'il occupait, à des fins personnelles, ni à recourir à tous
les coups bas, le stratagème, la ruse, la duperie, la désinformation pour
parvenir à ses fins, à savoir: se venger de la Famille du Prophète et s'emparer
de la direction de l'Etat islamique que son père, Abou Sufiyân n'avait jamais
cessé d'assimiler aux Bani Hâchim dont est issu le Messager, et de considérer
comme la cause néfaste de l'effacement du leadership et de la notoriété
omayyades de l'époque jahilite.
L'assassinat de l'Imam Ali lui offrait enfin une occasion trop belle pour ne pas
la saisir de toute sa force avant que le nouveau Calife légitime ne tienne la
situation bien en main.
L'occasion était d'autant plus propice que dans le territoire irakien qui
abritait la capitale de l'Etat islamique régnait une situation de confusion,
d'incertitude, d'ébranlement, due à l'effet conjugué des séquelles de la
bataille de Çiffine et du combat que l'Imam Ali avait mené contre les Khârijites
d'une part, de l'action subversive et des complots des agents et des partisans
de Mu'âwiyah d'autre part.
Une telle situation offrait donc un terrain très fertile pour contrecarrer les
efforts d'al-Hassan en vue de mettre sur pied une armée capable de vaincre ses
troupes.
Mu'âwiyah prépara donc son armée à l'invasion de l'Irak et écrivit à ses
fonctionnaires pour qu'ils se mettent sur le pied de guerre. Dans certaines de
ces lettres, il affirmait que d'ores et déjà certains notables et chefs de
tribus lui avaient écrit pour lui annoncer leur ralliement et lui demander de
leur laisser la vie sauve aussi qu'à leurs tribus.
(155)
L'Imam al-Hassan s'est affairé de son côté à encourager les Musulmans de Kûfa,
capitale du Califat au jihâd contre les rebelles, sitôt qu'il a appris la
nouvelle du mouvement de Mu'âwiyah vers l'Irak. II chargea Hojr Ibn 'Adi de
mobiliser les gens en vue du combat qui s'annonçait virtuel. Le muezzin appela
un jour à une prière en assemblée.
L'Imam al-Hassan monta sur la chaire, et après avoir ouvert son sermon par la
louange et le remerciement à Dieu, il dit:
« Dieu a prescrit le Jihâd à Sa créature et l'a appelé "contrainte" ».
Puis il a dit aux croyants (combattants) de patienter, car Dieu est avec ceux
qui savent patienter.
« Ô gens! Vous ne pourrez obtenir ce que vous aimez qu'en sachant patienter
devant ce que vous n'aimez pas. J'ai appris que Mu'âwiyah, ayant su que nous
étions sur le point de marcher sur son camp, a pris les devants. Dirigez-vous
donc vers votre campement à "Nukhylah" »
(156)
Un silence pesant s'abattit sur le lieu du rassemblement, silence qui
contrastait singulièrement avec la nécessité de mobilisation générale face aux
menaces réelles qui planaient sur l'existence du Califat-Bien-Dirigé.
Un homme parmi l'assistance, 'Ady Ibn Hâtam, honteux de l'attitude passive de
celle-ci, s'écria:
«Je suis le fils de Hâtam. Gloire à Dieu! Quelle attitude détestable! Pourquoi
ne répondez-vous pas à l'appel de votre Imam, le fils de la fille de votre
Prophète. Que sont devenus ces beaux parleurs qui se disaient être rompus aux
combats lorsqu'ils se trouvaient en sécurité, mais qui fuient comme des lapins
lorsque la situation devient sérieuse. Ne craignez-vous donc pas la colère de
Dieu! Ni la honte! Ni l'humiliation!».
Puis se tournant vers l'Imam al-Hassan, il dit, tout décidé:
« Que Dieu nous conduise par toi vers les droits chemins et qu'IL t'évite les
ennuis... Nous t'avons entendu, nous avons accepté ton ordre, nous t'avons
écouté et nous avons obéi à ce que tu demandes et à ce que tu as décidé. Me
voilà partant pour le campement. Celui qui aimerait faire de même qu'il me
rejoigne...»
II sortit de la Mosquée, enfourcha sa monture et se dirigea vers al-Nukhaylah.
Il fut ainsi le premier homme mobilisé.
(157)
Son attitude courageuse, son esprit de devoir ne firent toutefois pas d'émules.
La foule resta immobile et passive. Face à cette défection une élite d'hommes
pieux, tels que Qaïs Ibn Sa'ad Ibn 'Abâdah al-Ançâri, Ma'qal Ibn Qaïs al-Riyâhî,
Ziyâd Ibn Ça'ça' al-Temimi s'indignèrent et stigmatisèrent la passivité de
l'assistance. Puis ils s'adressèrent à l'Imam al-Hassan dans les mêmes termes
que 'Ady Ibn Hâtam et annoncèrent leur engagement.
L'Imam al-Hassan apprécia leur geste et dit à leur intention:
« ... Que Dieu vous couvre de Sa Miséricorde. Je continue à croire à votre
bonne intention, votre sincérité, votre obéissance, votre affection réelle. Que
Dieu vous en récompense de la meilleure façon »
(158)
L'Imam al-Hassan descendit de la chaire et se dirigea vers le campement de son
armée à al-Nukhaylah après avoir demandé à al-Maghirah Ibn Hârith Ibn 'Abdul
Muttâlib de le remplacer à la tête du gouvernement de Kûfa et de continuer à
inciter les Kufites à s'engager dans l'armée califale.
Les fidèles suivirent l'Imam al-Hassan du moins sans grand enthousiasme, sinon
presque à contra-coeur. Sans les efforts de la poignée d'hommes pieux et
généreux qu'étaient Qaïs, 'Ady... etc. précités, aucune mobilisation n'aurait
été possible.
Donc grâce à la bonne volonté et à l'ardeur de quelques fidèles, l'Imam
al-Hassan réussit à entraîner derrière lui une armée de plusieurs milliers de
combattants, mais une armée hétéroclite, composée de plusieurs courants opposés
et contradictoires et tiraillée par des motivations diverges.
On peut répartir les courants qui la composaient dans les catégories suivantes:
1 - Les Khârijites: ceux-là mêmes qui
avaient fait sécession de l'armée de l'Imam Ali lors de la bataille de Çiffine
et s'étaient battus contre lui par la suite dans la bataille de Nahrawân. Comme
on le sait, les Khârijites avaient été à l'origine hostiles aussi bien à l'Imam
Ali qu'à Mu'âwiyah. Ayant trouvé dans le Califat de l'Imam al-Hassan une
solution de compromis, ils se sont joints à son armée pour combattre Mu'âwiyah.
Ces combattants n'étaient donc pas disposés à suivre inconditionnellement l'Imam
al-Hassan et n'hésiteraient pas à l'abandonner à tout moment si leurs vues ne
recoupaient pas les siennes. Nous verrons plus tard comment ils finiront par se
retourner contre lui.
2 - Les partisans des Omayyades; ils sont de
deux catégories:
a) Ceux qui n'ont pas trouvé dans la
politique égalitaire du Califat de Kûfa de quoi satisfaire leur convoitise et
assouvir leur avidité. Aussi ont-ils mis leur espoir dans l'avènement d'un
gouvernement omayyade connu pour son penchant à favoriser ceux dont il peut
acheter la conscience. Ils guettaient donc la première occasion pour lâcher le
Califat légal au profit des Omayyades.
b) Ceux qui éprouvaient, pour diverses
raisons, personnelles ou héritées de périodes antérieures, une animosité latente
envers le gouvernement de Kûfa. Nous verrons plus loin comment cette catégorie
d'Irakiens entra en contact avec Mu'âwiyah pour lui offrir son allégeance et
attendre à en être payée de retour.
3 - La catégorie des gens réticents,
laquelle n'avait pas une opinion spécifique indépendante, et dont le seul désir
était de vivre en paix et de recevoir régulièrement ses allocations de quiconque
détiendrait la trésorerie. Aussi a-t-elle adopté une attitude attentiste,
cherchant à pencher vers la partie en faveur de laquelle pencherait l'équilibre
des forces.
4 - Ceux qui étaient versés dans le tribalisme et le
racisme.
5 - La populace qui n'avait pas une opinion précise et
se laissait diriger au gré des vents.
L'Imam al-Hassan qui ne ménageait pas ses efforts pour maintenir un minimum de
cohésion et de moral dans son armée était conscient de la composition
hétéroclite de celle-ci, et savait combien sa situation était précaire.
En témoigne ce discours qu'il a prononcé devant ses troupes à Madâ'in et qui
montre son manque de confiance dans la motivation de son armée:
« A Siffine, vous avez placé votre religion devant votre vie d'ici-bas, alors
qu'aujourd'hui, vous mettez celle-ci devant celle-là. Vous êtes animés par la
vengeance de deux catégories de tués: les uns pleurent un tué à Siffine, les
autres nous réclament vengeance pour un tué à Nahrawân. Ceux-ci ont un penchant
à la défection et ceux-là sont des révoltés "
(159)
II va de soi qu'une armée dont les motivations sont si variées et si
contradictoires risquait l'éclatement au moindre accroc.
Mu'âwiyah qui connaissait parfaitement les points faibles de l'armée de l'Imam
al-Hassan n'eut aucun scrupule à décider d'en tirer profit par tous les moyens.
Aussi élabora-t-il en même temps qu'il préparait son armée à l'invasion du
territoire irakien, un plan de réconciliation qu'il faisait miroiter aux troupes
de l'Imam al-Hassan et par lequel il comptait triompher dans tous les cas du
Califat légal: mettre l'Imam al-Hassan devant un dilemme: ou bien accepter la
réconciliation en cédant le Califat à Mu'âwiyah, ou bien se faire passer pour
seul responsable d'une bataille au terme de laquelle Mu'âwiyah prendrait grand
plaisir à anéantir le reste des membres bénis de la Famille du Prophète, ainsi
que l'élite de leurs adeptes, c'est-à-dire ceux là mêmes qui veillaient et
vouaient leur vie à la sauvegarde de l'intégrité du Message
154. . Selon Aboul A'là al-Mawdoudi, Mu'âwiyeh était sous le Califat du 2ème Calife, 'Omar, Gouverneur de Damas seulement. C'est le 3ème Calife, 'Othman qui étendit le gouvernement de Mu'âwiyeh aux provinces de Himç, de Palestine, de la Jordanie et du Liban. (Voir Al-Khilâfah wal-Mulk, al-Mawdoudi, op. cit., p. 65.
155. . Al-Madâ'nî, cité dans A'yân al-Chi'ah, tom. IV, p. 19 et Ibn Abî Hadid, Charh al-Nahj, tom. 16, p. 38, cité par M. J. Fadhlallah, op.cit., p. 65.
156. . id. ibid.
157. . id. ibid.
158. . id. ibid., p. 67.
159. . Rapporté par Ibn Tâwûs dans Al-Malâhim wal Fitan, cité par M. J. Fadhlallah, op.cit., p. 70.