L’hagiographie du XIIème Imam est riche d’épisodes et de traditions qui recèlent
en eux des trésors insoupçonnés de profondeurs gnostiques multiples. Nous allons
pour cet article nous concentrer sur l’épisode que nous pouvons qualifier de
prologue de la vie de l’Imam Mohammad al-Mahdi, celui du mariage de ses parents,
le XIème Imam, al-Hassan al-Askari et la princesse byzantine Narjes (Narcisse).
La
traduction complète en français du récit qu’en fait Cheikh Soddouq se trouve
dans le quatrième volume d’"En islam iranien de Henry Corbin" qui en fait
d’ailleurs un commentaire admirable [1]. Notre propos n’est donc pas ici de
reprendre ou de paraphraser ce dernier mais plutôt d’explorer d’autres
dimensions de ce récit hagiographique qui méritent qu’on s’y attarde. Deux
aspects de ce prologue nous intéressent ici tout particulièrement : les songes
initiatiques que Narjes reçoit à Byzance et son périple de Byzance à Sâmorra' en
passant par Bagdad.
Dans le récit de Cheikh Soddouq, l’Imam Ali an-Naqi, dixième Imam et père de
l’Imam al-Hassan al-Askari, envoie son fidèle serviteur Bashar ibn Solaymân Nahâs
à Bagdad pour y trouver une jeune captive grecque à qui il est sensé lui
remettre une lettre qu’il a rédigée en grec. Il lui remet également deux cent
vingt dinars pour l’acquisition de la garde de la jeune captive. L’Imam donne à
Bashar tous les détails nécessaires afin qu’il reconnaisse la jeune femme et lui
indique le lieu, l’heure ainsi que le nom du propriétaire de la barque
transportant les captives.
A Bagdad, Bashar retrouve la jeune captive grecque en
question qui refuse les propositions de tous ceux qui désirent acquérir sa
garde. C’est alors qu’après avoir reçu des mains de Bashar
[2] la lettre de
l’Imam Ali an-Naqi, la jeune captive affirme au propriétaire de la barque que s’il
ne la laisse pas partir avec Bashar elle se donnera la mort. Après avoir acquis
la garde de la jeune femme, Bashar rentre avec elle à sa résidence à Bagdad et
remarque qu’elle n’a de cesse de porter la lettre de l’Imam Ali an-Naqi à ses
lèvres pour l’embrasser.
Il lui avoue être étonné par ce geste étant donné
qu’elle ne connaît pas l’auteur de la lettre. C’est alors que la jeune captive
révèle son identité et son récit : elle est Narjes, princesse de Byzance,
petite-fille de l’empereur byzantin et descendante de Simon Pierre. L’empereur
avait tenté en vain de la marier à son neveu mais la cérémonie fut interrompue
et annulée de façon surnaturelle. L’empereur renonça donc à ce projet.
La nuit suivant cette tentative de mariage Narjes reçoit une vision merveilleuse
dans un songe. Dans le monde des visions elle voit Jésus, Simon Pierre (Sham’ûn)
et les autres apôtres dans le palais de l’empereur. A la place du trône se
trouve une chaire (minbar) de lumière. Entrent alors Mohammad, Ali et les onze
autres Imams. Jésus embrasse fraternellement Mohammad qui lui adresse les mots
suivants : « O Esprit de Dieu (Rûh Allah) ! Je suis venu pour te demander la
princesse, fille de ton successeur Sham’ûn, pour mon propre fils (l’Imam
al-Hassan al-Askari) ».
Jésus s’adresse alors à Simon Pierre : «
Honneur insigne
et noblesse sont venus à toi. Noue donc ce lien entre ta propre famille et la
famille Mohammad ». Simon Pierre acquiesce et voici que Jésus, Mohammad et leurs
successeurs respectifs montent ensemble sur la chaire de lumière. Le prône en l’honneur
de cette union nuptiale est prononcé par le Prophète lui-même.
La jeune princesse est depuis lors plongée dans un état de nostalgie amoureuse
que nous aborderons dans la deuxième partie de cet article. Quatorze jours après
la première vision, Narjes a un autre songe où elle voit Fâtimah et Marie
accompagnées de mille houris du paradis. Marie s’adresse à la princesse en lui
disant : « Voici celle qui est la reine des femmes et la mère de ton époux,
l’Imam al-Hassan al-Askari ».
Narjes saisit alors le bord de la robe de Fâtimah,
se met à sangloter et se plaint du fait que l’Imam al-Hassan al-Askari lui refuse
sa vue. Fâtimah de lui répondre qu’aussi longtemps qu’elle n’adoptera pas la
religion de son époux celui-ci ne se montrera point car il lui est impossible
d’être marié à une personne professant la croyance en une incarnation divine
(hulûl). Narjes prononce alors la profession de foi islamique et Fâtimah
l’embrasse tendrement lui annonçant que son fils lui rendra visite très bientôt.
Nous allons pour la première partie de cet article en deux parties nous arrêter
sur ces deux songes visionnaires afin d’en dégager quelques aspects importants.
Ce qui frappe tout d’abord c’est la dimension centrale du rêve visionnaire pour
ce récit. Depuis Freud, une certaine vision de la psychologie s’est contentée de
voir dans le rêve le reflet des peurs, désirs, frustrations et autres pulsions
refoulées de l’inconscient. Sans doute ne verrait-elle dans ces rêves de Narjes
que la manifestation de désirs refoulés voir même l’expression d’une révolte
larvée contre l’autorité de son grand-père.
Le philosophe indien Sri Aurobindo
comparait l’approche psychanalytique freudienne à une personne qui explore une
vaste forêt avec une petite lampe et qui tâtonne dans le noir, trébuchant sans
cesse. La réduction en Occident de la triade esprit-âme-corps au dualisme anima
spiritualis vs corpus explique en grande partie l’incapacité de cette école de
psychanalyse à appréhender pleinement la complexité du phénomène du rêve. C.G.
Jung et les écoles qui s’inspirent de lui ont compris que le problème était tout
d’abord paradigmatique et qu’il fallait tout d’abord réparer cette mutilation de
l’anthropologie. L’apport des spiritualités d’Orient pour ces écoles a été
fondamental. Les techniques de méditation inspirées des religions indiennes,
l’utilisation combinée de la respiration holotropique et de la musique inspirée
de certains ordres soufis et l’étude de la pratique du rêve lucide dans ces
traditions a véritablement révolutionné l’approche de la psychanalyse quant au
rêve et aux états de conscience tels que l’extase et la transe. Ces écoles
offrent à présent une alternative saine aux thérapies classiques puisqu’elles
prennent en compte la totalité de l’être humain comme esprit-âme-corps.
[3]
La pratique spirituelle du rêve lucide est connue des spiritualités indiennes où
elle est qualifiée par le terme de yoganidrâ ou sommeil yogique. Elle consiste
pour l’adepte à devenir lucide pendant l’état de rêve par l’usage de techniques
de méditations spécifiques et d’exercices mnémoniques. Cette pratique lui permet
non seulement de contrôler ses rêves mais également d’explorer des univers
spirituels. [4]
Cette pratique est également connue des grands spirituels de
l’islam comme Ibn ’Arabi qui affirmait la nécessité de pouvoir contrôler ses
pensées en rêve. D’après lui, le fait de veiller ainsi sur le cœur permet
d’accéder au monde intermédiaire (barzarkh) et que cette faculté est non
seulement d’une grande utilité mais qu’elle doit être acquise par tous ceux
s’engageant sur la voie spirituelle. [5]
Ce monde intermédiaire en question est
le ’âlam al-mithâl terme que Henry Corbin a brillamment traduit par l’expression
monde imaginal. Il le définit ainsi dans son fameux texte intitulé Pour une
Charte de l’Imaginal : "La fonction du mundus imaginalis et des Formes
imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice entre le monde
intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes
sensibles, d’autre part, elle « imaginalise » les formes intelligibles
auxquelles elle donne figure et dimension. Le monde imaginal symbolise d’une
part avec les Formes sensibles, d’autre part avec les Formes intelligibles.
C’est cette situation médiane qui d’emblée impose à la puissance imaginative une
discipline impensable là où elle s’est dégradée en fantaisie, ne secrétant que
de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages."
[6]
Ibn ’Arabi affirme que le rêve lucide peut être une porte vers le monde
imaginal. Sohrawardi nous explique comment cela est possible grâce à la notion
de hiss moshtarak que Corbin traduit par sensorium. Selon Sohrawardi, le
sensorium est l’organe de perception du corps subtil et de la faculté de
l’imagination créatrice. Pour ceux qui sont encore assujettis à leurs pulsions,
peurs et désirs, le sensorium reflète ces derniers et ne produit dès lors que de
l’imaginaire. Il en est autrement de ceux qui ayant purifié leur âme de
l’emprise des ténèbres peuvent accéder au monde imaginal par la pratique du
rêve. Le rêve est non seulement une voie d’accès vers le monde imaginal, mais
également un lieu où les réalités et entités du monde spirituel se manifestent
au mystique pour le guider. C’est là que le mystique peut rencontrer les
prophètes et imâms dans leurs formes de lumière. Ce genre de rêve joue un rôle
essentiel dans la spiritualité islamique qu’elle soit liée aux confréries
soufies ou non. Toute une tradition mystique non-confrérique dans le chiisme
encourage ce genre de pratiques. Ainsi de nombreux manuels de piété chiite
décrivent des pratiques permettant au fidèle de voir l’Imam du Temps en rêve
[7].
Les progrès dans le domaine de l’étude du rêve lucide nous permettent à présent
de comprendre que ces pratiques traditionnelles sont bien loin d’être les
simples fruits d’une imagination fertile sujette à ses désirs et ses peurs
refoulés comme l’a longtemps suggéré la psychanalyse freudienne. Une autre
tentation serait de voir dans ces évènements qui se déroulent dans le monde
imaginal que de simples allégories alors qu’ils sont au contraire bien réels. Il
n’est cependant pas interdit d’en explorer l’interprétation
ésotérique car toute chose a son exotérique (zâhir) et son ésotérique (bâtin).
Après avoir abordé la question du rêve comme porte vers le monde imaginal, il
nous faut à présent nous arrêter sur la notion centrale qui anime tout ce récit
et qui nous aidera à apprécier la richesse des deux songes que nous avons abordé
ainsi que du reste du récit. Il s’agit de la notion de mawaddah. Ce terme est
dérivé de la racine arabe wa da da et qui signifie « avoir de l’affection, être
constant, fidèle en amour, aimer, affectionner, chérir, préférer, vouloir,
souhaiter, désirer ». Le mot mawaddah lui-même signifie « affection constante,
fidélité d’amour, attachement, amour, amabilité, amitié, cordialité, intimité »
[8] et implique également l’idée de réciprocité en amour. Dans le Coran ce terme
apparaît à trois endroits différents et à chaque fois dans un contexte
différent. Il y a tout d’abord celui du mariage mentionné dans le verset suivant
: " Parmi Ses signes qu’il ait créé pour vous à partir de vous-mêmes
des épouses, afin qu’auprès d’elles vous trouviez l’apaisement ; qu’Il ait entre
elles et vous établi affection et miséricorde "
[Coran 30 : 21]
Le Coran met ici en avant tout d’abord le fait que le mariage est un signe
(ayât) de Dieu et que sa finalité est l'affection. Nous sommes ici bien loin de
la caricature que font certains polémistes qui ne voient dans le mariage en
islam qu’un contrat juridique entre deux personnes. Ce verset est d’une
importance capitale parce qu’en plaçant l'affection comme finalité du mariage,
il introduit également les notions de maturité intellectuelle et affective ainsi
que celle de liberté individuelle dans le mariage. Ce lien affectif ne saurait
être le produit de facteurs extérieurs à la conscience individuelle ou de
l’immaturité. L'affection lie le mari et son épouse par un lien affectif mutuel
et consenti qui lui-même trouve son accomplissement dans l’apaisement . Le mariage est donc un bienfait parce qu’il offre un espace de repos,
de paix, voire même de sérénité et de paix intérieure en prenant en
compte toutes les dimensions de l’être humain corps, âme et esprit. Son bienfait
spirituel a été discuté amplement dans les traditions des Ahlul Bayt et des
grands spirituels de l’islam. Le verset met d’ailleurs en avant le rôle des
épouses comme porteuses de paix, amour et miséricorde et qui fait d’elles des
manifestations potentielles du féminin divin. [9]
Le mot affection est utilisé dans un autre contexte, celui de l’amour pour les
Ahlul Bayt : "
Et voilà ce dont Dieu fait l’annonce à Ses adorateurs qui croient, effectuent
les œuvres salutaires. Dis : « Je ne vous demande pour cela nul salaire, mais
seulement l’affection due aux proches ». Qui réalise une action belle, Nous la
lui grandissons en beauté " [Coran 42 :
23]
Le contexte de ce verset est mentionné dans les hadiths qui relatent un épisode
de la vie du Prophète. Un jour, lors d’un voyage, un bédouin s’adressa au
Prophète lui demandant ce qu’il en était de l’individu qui aime des gens dont il
n’imite pas les actions. Le Prophète de répondre qu’il sera attaché à celui
qu’il aime. Le bédouin lui demanda alors de l’amener vers l’islam et le Prophète
lui fit réciter la profession de foi et lui expliqua les fondements de l’islam.
Le bédouin lui demanda s’il demandait un salaire pour cela et le Prophète de lui
répondre : « Je ne vous demande pour cela nul salaire, mais seulement
l’affection due aux proches ». Le Prophète de préciser que les proches en
question sont les Ahlul Bayt ce à quoi le bédouin répondit : « Donne-moi ta main
que je puisse te déclarer mon allégeance. Aucun bien ne peut être espéré de
celui qui t’aime mais qui ne t’aime pas tes proches. » [10]
L’amour pour les Ahlul Bayt n’est pas une simple question de sentimentalité,
elle est au cœur même de la tradition chiite. En effet il faut avoir à l’esprit
le fait que l’anthropologie chiite affirme que les croyants ont
prêté un quadruple serment alors qu’ils n’étaient que particules dans le monde
du pacte : « le serment d’adoration envers
Dieu, serments d’amour et de fidélité envers Mohammad et sa mission
prophétique, envers les Imams et leur Cause sacrée et enfin envers le mahdi en
tant que Sauveur universel de la Fin du Temps. »
[11]
L'affection envers les Ahlul Bayt est donc l’expression de ce lien mutuel de fidélité d’amour scellé
lors du fameux pacte prééternel : le croyant aime fidèlement son Imam tout comme
ce dernier l’aime. Sans la walâya, l’islam ne serait qu’une religion tronquée,
mutilée et dépourvue de son âme. D’ailleurs dans la tradition chiite l’usage
dans le Coran du mot hasana ou bonne action est intimement lié à la notion de la
walâya. C’est le cas du verset 42 : 23 qui utilise également l’expression hasana
quand il affirme que celui qui réalise une action belle, Nous la lui grandissons
en beauté . Nous reviendrons plus tard sur l’étymologie du mot "belle action (hasana)" et de son
importance dans la deuxième partie de cet article. La relation entre la bonne
action et la notion de walâya est illustrée par de nombreux hadiths comme
celui-ci : "La walâya d'Ali est une bonne action (hasana) que ne peut entamer
aucune faute…tout comme la walâya des adversaires d'Ali est une
mauvaise action que rien ne peut effacer."
[12]
La walâya est l’axe autour duquel s’articulent et la théologie chiite et la vie
du croyant chiite. De nombreux hadiths martèlent ce fait et nous font réaliser
qu’on ne peut, comme l’ont fait certains orientalistes, réduire le chiisme à un
mouvement politique. Au contraire, la notion de walâya confirme la nature
profondément spirituelle du chiisme. Dans un autre hadith, Dieu s’adresse au
Prophète en affirmant : "J’ai créé les sept cieux et ce qu’ils contiennent ;
J’ai créé les sept terres et ce qu’elles portent…Si un de Mes serviteurs M’a
invoqué depuis le début de la création (jusqu’à la Résurrection où) il vient à
Ma rencontre en rejetant la walâya d'Ali, Je le précipiterai en enfer."
[13]
La walâya est donc le cœur de la tradition chiite comme l’exprime si bien
l’Imam Ja’far : " Toute chose a un secret, le secret de l’islam c’est le
chiisme
(littéralement : les chiites, al-shî’a) et le secret du chiisme c’est la
walâya d'Ali " [14]
L'affection mentionnée dans le verset 42 : 23 est donc lourde de sens
puisqu’elle met en évidence la walâya comme un amour en action à la fois belle
et bonne (hasana) et comme lien mutuel de fidélité d’amour entre le chiite et
son Imam.
Finalement l'affection est mentionnée dans le contexte des relations entre les
croyants et les chrétiens dans le verset suivant :"
Sûr que
la haine la plus farouche envers les croyants, tu la trouves chez les Juifs et
les associants ; et la plus proche affinité avec les croyants, chez ceux qui se
qualifient de Chrétiens : c’est qu’il y a parmi eux des pasteurs et des ermites,
et qu’ils sont sans superbe [Coran 5 : 82]
Le Coran a envers les chrétiens une attitude qui oscille entre un franc
désaccord en ce qui concerne certains points de doctrine chrétienne d’une part
et une attitude de tendre amitié d’autre part.
Si on se réfère à la tradition chiite en ce qui concerne les rapports des Ahlul
Bayt avec les chrétiens, on notera qu’ils étaient à bien des égards emplis d'affection. L’Imam
Ali par exemple insistait auprès de ses gouverneurs que les
chrétiens soient traités avec justice et équité et que leurs droits ne soient
pas bafoués. [16]
On le voit s’assurer lui-même que
les chrétiens âgés reçoivent leur retraite du trésor public et que les églises
soient respectées. De nombreux hadiths au sujet de Jésus et de Marie qui
méritent une attention particulière témoignent également de cette affection.
La scène du mariage de la princesse Narjes et de l’Imam al-Hassan al-Askari est à
elle-seule l’illustration des trois usages du mot affection dans le Coran. Il y
tout d’abord le mariage en soi qui illustre le verset 30 : 21 et qui place la
notion de mariage à un niveau autre que le simple contexte légal. On notera
d’ailleurs que le titre de la trentième sourate dont est tiré le verset du
mariage s’intitule ar-Rûm (les Romains) et fait référence à l’empire byzantin.
Il y a dans ce mariage qui se déroule dans le monde imaginal une profonde
dimension mystique qui rejoint la notion de la connaissance mutuelle des âmes
dans la préexistence et de leur destin commun dans le monde sensible.
[17]
Outre cette dimension de mariage, il y a également celle de l’amour pour les
Ahlul Bayt mentionné dans le verset 42 : 23. Narjes non seulement pleure de joie
en étant initiée par Fâtimah en personne dans la voie des Ahlul Bayt, mais elle
se marie également avec celui dont le nom (Hassan) signifie « l’idée de beauté
et bonté en soi ». [18]
Comme nous l’avons vu l’action bonne et belle (hasana)
est l’amour envers les Ahlul Bayt. Finalement, la scène est également une
illustration de l'affection entre les croyants et les chrétiens mentionnée dans
le verset 5 : 82 et manifestée par l’étreinte entre Jésus et Mohammad. En
prenant la notion de mawaddah comme angle de lecture de cette scène, on se rend
très vite compte de l’ampleur de la vision du monde qu’elle présente. Située
dans le monde imaginal elle n’est pas le reflet de nos volontés humaines
imparfaites, mais bel et bien une vision des réalités divines qui transcendent
les imperfections de l’histoire humaine.
Cette réalité c’est cet amour mutuel, cette mawaddah, qui se traduit dans
l’homologie de cette vision. En effet, nous avons des deux côtés les aspects
exotériques et ésotériques des deux traditions, l’exotérique étant représenté
par Jésus et Mohammad et l’ésotérique par Simon Pierre et Ali. L’aspect
ésotérique est encore renforcé dans la vision suivante où Marie et Fâtimah
initient Narjes à l’islam chiite. Il ne s’agit donc pas simplement du passage
d’un exotérisme à un autre, d’une communauté à une autre mais également d’un
passage de l’exotérique vers l’ésotérique. Le rôle du féminin divin manifesté
par Marie et Fâtimah comme hojjat de la religion ésotérique trouve ici un
contexte où les deux manifestations sont présentes en même temps.
[19]
Le fait que les deux prophètes viennent accompagnés de leur successeur ou successeur
nous permet de mettre en évidence la notion de tradition. Bien trop souvent
l’usage de ce terme de nos jours se réduit à qualifier un ensemble de coutumes
situées dans le passé ou dans l’idée de patrimoine ou de folklore. La tradition
c’est tout d’abord la transmission, la relation initiant-initié et l’idée de
succession. Or ce qui frappe ici est la rencontre de deux traditions qui ont des
doctrines fort similaires en ce qui concerne la succession au prophète
fondateur.
En effet dans la tradition chiite la succession du Prophète et des Imams qui le suivent n’est pas le résultat d’un souhait du Prophète ou Imam mais de la désignation divine (nass). C’est donc Dieu qui désigne le successeur du Prophète et de ses Imams et ces derniers, quand ils annoncent qui leur succèdera ne font que confirmer la désignation divine. Ainsi, quand le Prophète déclare à Ghadir Khumm que l’Imam Ali est son successeur, il n’exprime pas là un souhait personnel car il « ne tient pas langage de passion » [Coran 53 : 3] mais confirme et annonce ce que Dieu seul a décidé. Cette même notion de désignation divine est le fondement de la succession de Simon Pierre.
Quand Jésus demande «
Au dire des gens, qu’est le Fils de l’homme » à ses disciples et que Simon
Pierre lui répond « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant », Jésus énonce les
notions de désignation divine et de succession-tradition dans sa réponse : "Tu
es heureux, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la
chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux. Eh bien ! moi je te
dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les Portes de
l’Hadès ne tiendront pas contre elle." (Mat 16 :17-8)
Quand Jésus annonce que Simon est la pierre sur laquelle il bâtira son église,
il ne le fait pas par souhait personnel mais parce que Simon a été instruit par
le Père dans les cieux qui a fait de lui le réceptacle des connaissances
spirituelles cachées aux autres disciples. Cette donnée est d’une importance
capitale puisqu’elle met en évidence le fait que ce sont deux traditions, deux
lignées spirituelles qui se rencontrent. En mettant en évidence ceci nous
comprenons alors toute la portée du message de ces noces mystiques de
Constantinople de nos jours pour le dialogue entre l’islam et le christianisme.
En commentant cette vision Henry Corbin écrit : "L’imagination se plaît ici à reconstituer la scène grandiose, se déroulant dans le temple de Sainte-Sophie, à Constantinople. Le sentiment chiite qui s’exprime dans ce songe est le même qui inspirait à un grand théosophe ismaélien du Xème siècle, Abû Ya’qub Sejestânî, de reconnaître dans le signe de la croix chrétienne et dans l’énoncé islamique de l’attestation de l’Unique, la même signification et la même structure. Parce qu’ils vont jusqu’aux profondeurs cachées, seuls les ésotéristes semblent à même de professer cet œcuménisme vrai.
S’il se remémore les conditions qui ont
prévalu au cours des siècles de l’histoire extérieure, le chercheur en sciences
religieuses verra peut-être dans ce songe un signe aussi bouleversant que put
l’être pour Frère Marcus, dans le poème de Goethe cité ici plus loin, la vision
de l’emblème inconnu : les roses entrelacées à la Croix."
[20]
Henry Corbin a mis le doigt sur une dimension fondamentale de la rencontre de
deux traditions, celle du lieu de cette rencontre. S’il est vrai que la
basilique Sainte Sophie n’est pas mentionnée dans le récit hagiographique, il
n’en demeure pas moins que l’observation de Henry Corbin est tout à fait
pertinente car elle concerne le contexte de la rencontre.
Ce contexte c’est la tradition théosophique et sophianique des deux traditions manifestées en la personne de la Sophia, la sagesse divine. La rencontre des traditions ne peut se faire au niveau exotérique du dogme et de la pratique religieuse à moins de tomber dans la monstruosité spirituelle qu’est le syncrétisme ou le relativisme. Les traditions ont dans leurs différences respectives des trésors de richesse spirituelle qui ne sauraient être mis en danger par une dilution des dogmes ou des rites. S’il est vrai que la religion populaire offre un lieu d’échange où les croyants des différentes traditions peuvent se rencontrer, il ne s’agit jamais vraiment de syncrétisme.
C’est au niveau de la mystique et de la théosophie que cette rencontre prend tout son sens. Comme nous l’avons noté les deux niveaux du religieux, l’exotérique et l’ésotérique, sont présents dans cette vision mais si nous prenons en compte la remarque de Henry Corbin c’est Sophia qui permet, par sa lumière, une exégèse spirituelle commune qui tout en respectant l’exotérique et les différences qui lui sont propres, d’établir cette relation de mawaddah entre les deux grandes traditions religieuses. L'affection comme relation d’amour tournée vers l’Autre est la base d’une théologie du regard d’amour.
Par le regard d’amour le regardant communique non seulement son amour mais fait réaliser au regardé ses propres trésors. Le regard du gnostique chiite sur les Evangiles peut permettre de mettre en évidence pour le chrétien des trésors spirituels cachés qui peuvent être une source d’enrichissement spirituel sans passer par le relativisme, le syncrétisme ou un ésotérisme hybride dénudé de l’exotérique.
aC’est justement dans ce respect de la différence de l’autre que cette mawaddah prend tout son sens. Le théologien orthodoxe Jean-Yves Leloup qualifierait cette attitude par le titre d’un des ses ouvrages L’Enracinement et l’Ouverture [21]. Ce n’est qu’en étant profondément enraciné soi-même dans sa propre tradition spirituelle que l’on peut véritablement être ouvert aux autres dans une relation d’amour. Ibn ’Arabi et Sohrawardi ont été des exemples de cette attitude dans leur regard sur les Evangiles. ’Abd al-Razzâq al-Qâshâni et ses pages dédiées au christianisme dans son fameux commentaire du Coran sont un autre exemple de ce genre d’attitude. [22]
On pourra également citer, outre Abû Ya’qoub Sejestâni pour l’ismaélisme, des spirituels chiites comme Haydar ’Amoli, Qotboddin Ashkevari, Ja’far Kashfi et enfin ’Allâmeh Mohammad Hossein Tabâtabâ’i qui commenta l’Evangile de St Jean. D’autre part il ne manque pas de chrétiens qui aient ce type d’attitude. Des penseurs comme Vladimir Solovyov et Louis Massignon entre autres ont par le passé été des pionniers de l’ouverture du christianisme vers l’islam.
L’esprit de Vatican II et les déclarations du nouveau catéchisme de l’église catholique sur l’islam font également preuve de cette capacité d’ouverture sur l’autre sans pourtant renier ses propres racines. Un ouvrage récent intitulé Paths to the Heart : Sufism and the Christian East [23] dans lequel ont collaboré des penseurs musulmans et chrétiens orthodoxes, a permis la rencontre des traditions spirituelles de l’islam avec la tradition hesychaste du christianisme orthodoxe. Sophia fait également référence à cet héritage grec commun que se partagent les deux traditions et qu’on a trop tendance de part et d’autre à vouloir monopoliser.
C’est également cet héritage commun de la philosophie grecque qui est susceptible de rapprocher les deux traditions. Finalement, Marie et Fâtimah comme manifestations de Sophia dans leur rôle d’initiatrices de Narjes nous rappellent le rôle que peut jouer la dévotion mariale dans le rapprochement entre les deux traditions. Le dialogue entre l’islam et le christianisme ne peut se produire en dehors de la notion de tradition.
Il est impératif de mettre
l’accent sur cette notion à une époque où le wahhabisme saoudien et le
protestantisme évangéliste américain, tous deux des parodies infâmes de la
religion nées en dehors de la tradition, polluent le monde avec leur torrent de
haine aveugle basée sur le culte de l’ignorance anti-intellectuelle et la notion
de sola scriptura qui permet les lectures les plus folles et démoniaques des
textes sacrés. Ces deux courants sont avec les forces politiques qui les
soutiennent une menace et pour les traditions chrétienne et chiite et pour la
paix. Dans ce contexte l’alliance des traditions dans un ralliement des cœurs
(ta’lif ul-qulûb Qoran 9 : 60) n’est pas un luxe mais une nécessité.
Cette vision des noces de la princesse Narjes et de l’Imam Hassan al-‘Askari
sont un phare qui peut guider les deux traditions vers une attitude de mawaddah
dans laquelle, comme l’indique le verset 30 : 21, elles peuvent trouver la paix.
Mais un rappel s’impose. Pour la tradition chiite c’est l’Imam Mahdi, le fils
de Narjes et de l’Imam al-’Askari qui pourra opérer totalement cette
réconciliation. Les spirituels chiites voient en lui la Paraclet annoncé dans
l’Evangile de St Jean [24] et le Saoshyant, le sauveur final de la tradition
mazdéenne. C’est lui en effet qui lors de sa parousie en compagnie de Jésus «
jugera parmi les fidèles de la Torah par la Torah, parmi les fidèles des
Evangiles selon l’Evangile (…) et parmi les fidèles du Coran selon le Coran » et
révèlera « le sens caché des Livres célestes ». [25]
Jusqu’à la venue de l’Imam toute tentative de rapprochement si louable soit-elle ne peut demeurer qu’un « témoin, reconnu par un petit nombre, bafoué par tous les autres, et ne progressant que dans la nuit des symboles ». [26] A une heure où des intérêts politiques cyniques n’ont de cesse de promouvoir l’ignorance de l’autre et le conflit en dépit des efforts réels de dialogue entre les deux traditions, il est temps qu’elles s’allient contre cet ennemi commun comme témoins du Paraclet et pour la paix de Dieu.
Source: teheran.ir
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Press, 1969.
- Gloton, Maurice, Une Approche du Coran par la Grammaire et le Lexique : 2500
versets traduits-lexique coranique complet, Beyrouth, Alburaq, 2002.
- Jordac, George, Al-Imam Ali. Sawt al-’adalah al-insaniyah, Beirut, Dar
Maktabat al Hayah, 1970.
- Leloup, Jean-Yves, L’Enracinement et l’Ouverture, Paris, Albin Michel, 1995.
- Lory, Pierre, Les Commentaires Esotériques du Coran d’après ’آbd al-Razzâq
al-Qâshânî, Paris, Les Deux Océans, 1980.
- Shah, Idris, The Sufis, London, W.H. Allen, 1964.
* Cet article comporte deux parties dont voici la première.
Notes
[1] Voir Corbin 1972 : 309-22.
[2] On notera au passage que le mot bashar vient de la racine bas ha ra et
signifie « réjouir qqn avec une bonne nouvelle » voir Gloton 2002 : 270.
[3] Nous pensons ici plus particulièrement à l’école de la psychologie
transpersonnelle et plus particulièrement à Abraham Maslow et Stanislav Grof.
[4] Voir à ce sujet Evans-Wentz 1969 : 215-23.
[5] Citation complète dans Shah 1964 : 141.
[6] Corbin 2005 : 10.
[7] A ce sujet voir Amir-Moezzi 2006 : 253-76 et 317-36.
[8] Voir Gloton 2002 : 755.
[9] Voir notre article sur le féminin divin dans la spiritualité
chiite Luis
2008.
[10] Majlisi, Bihâr ; 7/389.
[11] Voir Amir-Moezzi 1992 : 87.
[12] Majlisi, Bihâr, 8 : 300 n.50. op cit Amir-Moezzi 2006 : 183.
[13] Mahâsin, n.38,1 : 90 (Ja’far) op. cit. Amir-Moezzi 2006 : 185.
[14] Ibn ’Ayyâsh al-Jawhari, Muqtadab al-athar, Téhéran, 1346/1927, 23, op. cit,
Amir-Moezzi 2006 : 192.
[15] Pour le texte original et complet voir http://www.vatican.va
[16] Voir Jordac 1970.
[17] Nous aborderons cet aspect plus en détail dans la seconde partie de cet
article.
[18] Voir Gloton 2002 :332.
[19] Voir Luis 2008.
[20] Corbin 1972 IV : 313-4.
[21] Voir Leloup 1995.
[22] Voir Lory 1980.
[23] Voir Cutsinger 2002.
[24] Voir Jean 14 : 16,14 : 26, 15 : 26 et 16 : 7.
[25] Voir Amir-Moezzi 1992 : 290-1.
[26] Voir Corbin 2008 : 147.